C’était un type sévère, abrupt, avec une tête aussi impavide qu’une tranche de fromage. Barbe blanche et drue, bien que disciplinée par un rasoir inflexible, petits yeux froids et scrutateurs. Le parfait parangon du général barbant. Et général, il l’était, barbant, plus pour son valet que pour ses ennemis d'ailleurs. Ça, il les barbait ses ennemis, mais au moins ils ne risquaient pas de s’ennuyer avec lui. Joannem Lofkart, 1er Grand Connétable des forces internes de Dras-Leona, serviteur dévoué de la Guilde. Titre un peu pompeux, mais dont la prétention n’était égalée que par le pouvoir qu’il conférait. En fait, Joannem était chargé d’organiser et de commander toutes les forces armées basées sur le pourtour du lac Leona, et cela de Belatona jusqu’à l’embouchure du fleuve Woardak. Et organiser, c’était sa marotte. Nommé Grand Connétable pour ses actes de bravoure et ses coups de génie militaires, il ne risquait pas de faillir à sa réputation. Plutôt mourir !

A ce moment là, c’était l’inspection générale. Longue, épuisante, mais nécessaire. En effet, depuis des siècles Dras était un carrefour alléchant pour les commerçants de tout poil, et qui avait Dras contrôlait le commerce entre le Surda, la capitale et Teirm, la grande Marchande. Les habitants l’avaient bien compris, autrefois, et s’étaient contentés de fortifier leur cité. Il y avait eu la guerre, on avait reconstruit la cité, et les fortifications qui allaient avec. Des murs épais de plusieurs mètres, des portes hautes et solides, des tours robustes, une garnison disciplinée… Et puis on avait aussi construit autour. Ainsi une citadelle se dressait-elle fièrement au Nord du lac, prenant pied sur chaque rive du fleuve Woardak. Et une autre aussi, construite sur le même plan, et qui verrouillait le passage du fleuve Jiet. Et puis il y avait cette multitude de tours de guets, de forts, et parfois de châteaux qui mouchetaient la frontière.

Joannem en était au plus gros édifice du réseau. La forteresse Pisse-Dru, qui tirait son nom des immenses réserve de poix qu’elle réservait à ses assaillant. Située à l’est de Dras-Leona, sur la route d’Urû Baen, elle toisait fièrement le mont Hellgrind qui se dressait un peu plus loin. Autour du double rempart on avait creusé un fossé profond et large farci de pieux, de chausses-trappes et de ronces. Autours du château il n’y avait pas un brin d'herbe plus haut qu’un pouce de nain, et il n’y avait rien d’autres jusqu’à trois cents mètres à la ronde. Sieur Lofkart passa le pont-levis sur son altier destrier, une grosse bête écumante et massive. Sa cape frappée au poulpe rouge de sa famille tressautait plaisamment derrière lui. Et vint enfin sa garde personnelle, composée de cataphractaires chevronnés.

« Hé ! B’soir m’sieur l’connétable, vous m’ferez bien c’t’honneur de demeurer z’ici cette nuit. Le soleil va bientôt tomber. »
« Oui, monsieur Jervais, ce sera avec plaisir. En attendant, j’aimerais avoir une petite conversation avec vous. »
« Oh, bien sûr, j’vais v’s introduire dans mon bureau » Sir Jervais, dit le saint. Ancien capitaine vétéran. En effet, chef de la garnison de l’Est depuis sa création, il accueillait toujours les voyageurs dans sa place. Ce n’était pas pour déplaire aux hautes instances, qui ainsi pensaient s’attirer la sympathie des étrangers, qui à leur tour feraient courir le bruit qu’à Dras on était bonne patte. Depuis on avait installé en réseau étroit d’auberges et de relais le long des principales routes de la région, avec lits, chevaux frais, nourriture et chaleur, et tout ça aux frais de la Guilde. Et puis il y avait les forts aussi, pour la soldatesque (seulement celle de la Guilde par contre), avec armurerie, grandes salles et places d’entraînement, sans compter des vivres pour des régiments entiers. Voyager était presque une partie de plaisir maintenant. "V's hommes seront logés à côté de vous" reprit-il alors qu'ils montaient un colimaçon étroit, tout juste éclairé par quelques lampes à huile.

« V’là, installez vous, prenez vos aises. D’solé c’pas le grand luxe »
« Ce n’est pas grave, monsieur Jervais, je m’en accomoderai »
« J’n’suis comblé m’sieur. » St-Jervais alla mettre sa tête dans le couloir et beugla un « Valdémard, apporte d’la bouffe pour m’sieur le connétable, et plus vite qu’ça, feignasse ! »
Puis il alla s’enfoncer dans un fauteuil vermoulu, au coin du feu.
« J’suis tout à vous, m’sieur »
« Bien. Sachez déjà que je suis en pleine inspection générale. Disons qu'il y a des… événements qui font que la région doit être parfaitement verrouillée. Vous êtes chef de la garnison de l’Est, il me faut savoir de quoi vous disposez. J’ai un peu épluché les comptes, je crois que vous disposez de dix mille hommes. »
« M’ouais, ç’t’a peu près ça. Mais il y en a que la moitié qui est levée en permanence. On fait un roulement. Mais toutes les tours de guet sont remplies, on lustre les clic-clac toutes les semaines, et puis la Guilde fait parfois v’nir d‘s’ingénieurs qui vérifient l’état de tout c’bouzin. Et puis ils font aussi venir des armures neuves, tout le temps. J’ai des broignes pour tout le bon peuple de l’Alagaësia, autant d’épées et de piques, des arbalètes à n’plus savoir qu’en faire. Et puis des cervelières pour cinquante générations, et de la maille aussi, des spalières, des bottes et puis des uniformes. Je pourrais armer le monde entier j’vous dis. Et mes types sont bien entraînés, ils suivent les manœuvres mensuelles. Si un con s’pointe ici pour nous chercher des noises, ‘passera un sale quart d'heure m’sieur. Et puis sinon il y a les « permanents » derrière, à l’Est on en dispose de cinq milles. »
« Je vois que vous savez maîtriser votre district, monsieur. Sachez que nous disposons de réserves aussi à Dras. Et devant vous il y aura encore un détachement d’Amazones et quelques centaines de mercenaires… » Les amazones, la grande fierté des Léoniens. Des femmes entraînées comme leurs pairs masculins, des soldats sur lesquels on pouvait compter. En réalité on ne les distinguait des autres corps d’armée que par leur bannière, mais on se plaisait à les appeler les amazones… Du folklore quoi. « Si un ennemi arrive jusqu'ici, il aura déjà sûrement autant de morts et d’estropiés que d’hommes valides. La région est boursouflée de collines, de bois… »
« Héhé, j’vois bien m’sieur. Z’ont intérêt à bien surveiller leur bijoux d’familles quoi »
« Euh, oui, c’est ça. Bon, merci pour vos informations. Vous me donnerez un plan énumérant toutes vos tours et vos forts, et vous n’oublierez pas de rajouter vos effectifs permanents dans ceux-ci. Affûtez les armes qui pourrissent dans vos caves, ils faut qu’elles soient prêtes à trancher"

Joannem salua l’officier Jervais, puis il alla trouver sa chambre. On avait disposé du ragoût dans une épaisse miche de pain, et puis du fromage, une grappe de raisin et un pichet de vin. Le Grand Connétable grignota et alla à l’étroite meurtrière, songeur… Demain ils devraient partir pour le Nord, et après pour les montagnes à l’ouest. Tout était parfait, jusqu'à maintenant il n'avait eu aucune mauvaise surprise. Depuis deux semaines des patrouilles sillonnaient en permanence les abords de la région, si bien que le moindre mendiant et sa sébile ne passait pas inaperçu. Non, Joannem ne faillirait point, son épée était prête à danser un gigue, et des milliers d’autres avec elle. Dras-Leona était devenue réellement inaccessible, et quand bien même une armée arriverait à ses pieds, elle serait déjà si éreintée, et la ville si prête, qu'elle serait promptement refoulée.