Elle se délectait de sa victime comme du dernier des millésimes. Les pattes refermées autour du mulot, Oeil-de-nuit s’en faisait un véritable festin. Non qu’elle eut spécialement faim, mais elle s’ennuyait trop ces derniers temps pour ne pas profiter de la moindre distraction : elle avait d’ailleurs passé presque un quart d’heure à jouer avec sa victime avant de la manger. Cela n’avait rien de mesquin, c’était simplement une occupation comme une autre pour un être comme elle, et si on lui avait fait la réflexion que c’était un comportement inhumain, elle aurait sûrement répondu d’un ton caustique qu’elle n’avait jamais prétendu être humaine, et qu’elle se sentait presque rabaissée d’être ainsi comparée à eux. Pauvres petits humains, enfermés dans leurs idées.

L’après-midi passa à une vitesse surprenante malgré l’inactivité totale de notre chat-garou. Alourdie par sa chasse et tentée par les quelques rayons de soleil qui traversaient les branches des arbres centenaires, elle s’installa sur une branche, y planta fermement les griffes pour ne pas tomber et s’endormit presque aussi sec, la moustache frémissante de plaisir anticipé. Et elle ne fut pas déçue. Vers la moitié de l’après-midi, il fit si chaud qu’elle dut se décaler légèrement sur la branche pour ne pas attraper un coup de soleil sur ses gracieuses oreilles. Elle avait déjà connu mainte fois la douleur que causait ce type d’inattention.

Au final, c’est la fourrure chauffée et les pattes pleines de fourmillements excités qu’elle descendit de son perchoir, avec la certitude que quelque chose d’intéressant allait bientôt se passer. Comme elle n’avait aucune idée de ce dont il s’agissait, elle prit tout son temps pour se faire les griffes sur un tapis de mousse au pied d’un arbre, et elle finit par comprendre ce qu’elle devait faire. Etonnée que son don de prédiction lui serve à autre chose qu’à éviter de se faire charcuter, elle prit d’un pas mesuré la direction de la route. D’une allure presque guindée car vexée que le destin la fasse ainsi attendre, elle s’avança sur la surface de terre aplanie et s’assit au milieu du chemin. Pourvu qu’il ne passe pas dans longtemps, songea-t-elle, déjà tentée de se coucher là et de se rendormir aussi sec.

Elle ne tarda pas à savoir qu’elle avait vu juste. L’individu, au lieu de venir directement jusqu’à elle, eut un comportement fort étrange. Les oreilles en avant, elle écouta les petits bruits infimes qu’il fit en se déplaçant dans la forêt. Pensait-il vraiment qu’elle ne percevait pas sa présence ? Amusant. Question plus perturbante ; comment avait-il su qu’elle se trouvait là, avant même de la voir ? Elle décida de mettre cette interrogation de coté et entra dans son jeu. Presque confortablement installée, elle commença à faire sa toilette, léchant ses pattes avant avec une attention méticuleuse. Chaque poil y passa, à part ceux qui prenaient des teintes blanchâtres et qu’elle ignora avec mépris.

Enfin, monsieur l’elfe daigna sortir du couvert des arbres. Il avait l’air très perplexe, comme s’il hésitait quand au comportement à adopter. Jetant un rapide coup d’oeil vers lui, elle comprit qu’il se demandait ce qu’elle était. Encore plus amusant, songea-t-elle de manière quelque peu vicieuse. Elle se concentra encore plus sur sa tâche, se donnant l’air un peu simplet du chat en train de faire sa toilette. Persuadée d'être une très bonne actrice, elle écouta son petit discours sans ciller et attendit quelques minutes, qui durent paraître très longues pour l’elfe, avant de réagir. Elle se redressa alors en position assise et eut la générosité de se tourner vers son interlocuteur. Son petit regard de félin se fit scrutateur, et aucun détail de sa physionomie ne lui échappa. Il n’aimait pas se battre, car seule la poussière tâchait son armure. Il n’était pas là en mission, car son visage ne dévoilait aucune détermination ni même la moindre assurance. Peut-être même ne savait-il même pas pourquoi il se trouvait là. Surprenant individu. Comme l’expression de l’elfe commençait à se faire hésitante, elle décida de mettre fin à ses doutes et, sans le moindre préavis, fit une rapide incursion dans son esprit pour lui répondre.

Il est déjà étonnant que vous ayez reconnu ma « nature », j’en suis presque flattée. Mais je suis sûre que vous en connaissez plus sur ma race que bien des êtres que l’on croise en ces chemins.

À peine l’avait-elle effleuré de ces mots qu’elle se retira. Hors de question de lui faire peur avec la magie, bien que nombre d’elfes la pratiqua. Mais tout autant hors de question de prendre forme humaine. Il lui fallait bien plus qu’une intuition pour la pousser à se dévoiler. À contre-coeur, elle constata qu'elle avait à nouveau parlé de façon énigmatique. Elle s'ébroua à la façon d'un chien puis plissa les moustaches, comme si ce simple geste allait suffir à la débarrasser de son humeur mystique.

L’humanoïde était trop bavard. Il n’avait pas paru ennuyé par le contact d’esprit à esprit et semblait maintenant décidé à la faire couler sous les bavardages. Oeil-de-Nuit prit son mal en patience pour l’écouter jusqu’au bout, mais il posait trop de questions et réfléchissait trop peu. Elle mit de coté son irritabilité post-sieste et tâcha de comprendre ses inquiétudes infondées. Ainsi – comme la plupart des elfes – il paraissait porter un grand respect aux chat-garous, et Oeil-de-nuit s’en félicita. Enfin quelqu’un qui reconnaissait sa juste valeur ! Comme un rayon timide se glissait entre les arbres, elle se rallongea pour en profiter plus amplement et entreprit de répondre à la longue mélopée qui s’achevait enfin. Comme auparavant, elle lui communiqua ses pensées, préservant son esprit grâce à son don inné, privilège de sa race.

La plupart des hommes que je croise sont aussi peu agiles qu’un dragon trop nourrit. D’autant que beaucoup ne me reconnaissent même pas !

Elle accompagna ces mots d’une mimique qui aurait pu passer pour un sourire mais relevait surtout de la moquerie. Sans même s’en rendre compte, elle se laissa à nouveau aller au mysticisme. De toute manière, il n’y avait rien de plus intéressant à faire dans le coin, et elle n’avait pas croisé d’elfe bavard depuis bien trop longtemps. À l’idée de la confusion que ses paroles allaient lui causer, elle sentit ses moustaches frémir d’excitation.

Votre lanterne est déjà fortement éclairée, si bien que je risque de vous brûler les yeux. Ce n’est d’ailleurs pas de moi que nous parlions, mais de vous. Je pourrais vous dire que je vous attendais, seulement ce serait susciter d’autres questions et vous en posez déjà bien assez. Mais vous savez flatter, je ferai donc exception. Offrez-moi une histoire et je vous offre une réponse.

Se redressant soudain, elle s'avança d'un pas tranquille vers la forêt, certaine qu'il la suivrait. Elle s'était retenue de préciser qu’elle ne répondrait pas à n’importe quelle question. C’était évident.

Encore une fois, il se faisait trop de soucis pour trop peu de choses. N’importe quelle histoire aurait convenu à Oeil-de-Nuit, mais l’elfe était tant inquiet de lui déplaire qu’il cherchait sans arrêt à savoir ce qu’elle voulait. S’il avait su ce qu’elle voulait – c'est-à-dire, qu’elle ne le savait même pas – il l’aurait sans doute moins admiré. Elle trouva cette idée très amusante mais se garda de la mettre en œuvre.

Elle tenta de décrypter son expression perplexe, tandis qu’il débitait son discours sans fin. Ils étaient encore bien trop près de la route au goût d’Oeil-de-Nuit, c’est pourquoi quand il l’eut rejoint, elle se retint de répondre et reprit sa marche. Elle commençait à avoir soif, et il aurait été stupide de contrarier ses envies, surtout si monsieur l’elfe était si décidé que ça à obtenir des informations. Elle dut reconnaître qu’il savait bien manier les mots, bien qu’il se moqua de lui-même de façon tout à fait modeste.

Une histoire, j’aurai...

Elle fit tourner le sens de ces mots, encore et encore, dans son esprit. Ils étaient tout à fait délicieux, et elle eut la générosité de partager avec l’elfe cette satisfaction toute simple.

La forêt. Je veux savoir ce qu’il s’est passé ici.

Ils étaient enfin arrivés là où Oeil-de-Nuit savait se trouver un ruisseau. Elle connaissait la Crête de manière parfaite, comme pas mal de régions d’ailleurs, mais elle ne comptait pas le préciser à l’elfe. Qu’il se dépêtre tout seul de cette demande singulière. Sans même se rendre compte qu’elle compliquait encore la compréhension, elle ajouta calmement :

Là où la magie rencontre la terre, et où la terre rencontre les hommes.

Puis elle se pencha et but longuement, les yeux mi-clos et en attente d’une réponse ; une réponse qui, de préférence, sonnerait aussi bien à ses oreilles que la précédente.

Couchée au bord du ruisseau, Oeil-de-Nuit observa l’elfe faire du coin de l’oeil. L’estime qu’elle avait pour lui remonta d’un cran ; même à cette distance de son royaume d’origine, il continuait de se servir de la magie de sa race, qui plus est d’une manière tout à fait respectable. Elle-même se servait de temps en temps de cette pratique, quand son ennui devenait pesant ou qu’elle aspirait à enrichir encore l’étendue de ses connaissances. Elle trouva toutefois étonnant qu’il s’en serve pour raconter une histoire. Avant qu’il ne prenne la parole, elle lui transmit une pensée si ténue qu’elle n’était pas sûre qu’il la perçoive :

Tu crois donc ne pas avoir assez en toi.

Volontairement solennelle, elle vint s’assoir droitement face à lui et rabattit sa queue sur ses pattes avant. Les oreilles élégamment tendues dans sa direction, elle lui fit comprendre qu’elle attendait son histoire. En vérité, elle cherchait surtout à le faire s’éveiller à son passé, mais elle doutait en être capable. Il en faudrait amplement plus pour que cet elfe se souvienne de ce qu’il avait été. Ni la forêt ni Oeil-de-Nuit n’était en mesure de le faire à sa place. En revanche, la chatte-garou considérait comme une certaine chance d’avoir croisé un être aussi particulier. Avec un soupire, elle songea à ses longues années de vie parmi le Beau Peuple et résista à son envie de reprendre la route d’Ellesméra.

Je t’écoute, conteur.

FIN