[PV Myad]

Raphaël emprunta des routes psalmodiant une tranquillité bien installée, il n'eut pas à faire face à d'autres désagréables imprévus derrière lui après avoir quitté le regard d'Oryon. La chevauchée se fit agréable, clémente, et ce fut sous un radieux soleil d'une journée sans nuage que Dras Leona se dressa loin devant lui. Raphaël avait d'ailleurs retiré son armure pour l'attacher aux côtés de son cheval qui endurait vaillamment le poids. Il était simplement vêtu d'une chainse grise et de son habituel pantalon marron. Elhadan quant à lui ne partageait pas cet aspect simple et semblait être un destrier de guerre avec le torse de métal sur le côté droit et l'épée longue du côté gauche, sans côtés les quelques sacs qui contenaient nourriture.

C'est l'image que refléta le Consolidateur aux yeux des gardiens qui effectuaient leur travail aux portes. Ceux-ci était également vêtus légèrement, n'endurant pas le soleil de plomb sous une combinaison plus épaisse, mais ce ne fut qu'un détail. La journée était trop belle pour que les routes soient désertes, des multiples caravanes circulaient sur les chemins, dans toutes les directions. Raphaël n'eut donc pas de difficulté à entrer, et n'avait de toute façon aucune intention belliqueuse. La radieuseté du temps, la courtoisie des gens, le positivisme ambiant général aidèrent l'homme à garder une apparence normale, et l'ombre ne quittait pas son corps.

Il se dirigea sans se presser vers les domaines habités par l'Impératrice, en admirant du regard la cité qu'il n'avait pas vue depuis quelques mois. Il réfléchit aussi à comment il allait se présenter a Myad, comment il allait aborder le sujet des Ombres. C'était pas un objectif facile de réussir à dialoguer avec elle, mais ça ne coutait guère ressource de tenter sa chance. Avec cet optimisme, il descendit d'Elhadan et le laissa près d'autres chevaux bien sellés. Il se dirigea vers ce qui semblaient être les portes massives du palais, puis fut sans surprise interrompu. Raphaël ne semblait pas être une menace, sans arme et simplement habillé d'une chemise et d'un pantalon, dans des bottes de cuir (ses bottes de guerre pendouillaient également du côté droit du cheval).

Il ne savait pas vraiment quoi dire aux portes pour qu'elles se montrent clémentes, alors y alla comme à l'habitude avec son habituelle honnêteté ;

- Salutations, gardiens. Je ne désire que transmettre un message et une interrogation à votre représentante. Je vous offrirais bien de me désarmer, mais je ne possède hélas déjà aucune lame (il leva ses bras, prouvant ses dires). Faites uniquement lui demander si elle peut me recevoir, je ne crois pas qu'elle crachera sur l'occasion de me rencontrer.

- Bonjour ma p'tit da... Votre Magesté ! s'étrangla le forgeron en se retournant vers sa visiteuse. Si je m'y attendais ! Bienvenue à vous, Dame noire ? Que puis-je faire pour votre service ?

Myad lui adressa un signe de main en signe d'apaisement. L'homme, d'une quarantaine d'années, la suivait du regard avec une curiosité brûlante. Ce n'était pas tous les jours qu'il avait droit à un Sang-bleu, alors l'Impératrice elle-même ! Il remarqua avec une fascination effrayée qu'elle ne faisait aucun bruit, ni quand elle bougeait, ni quand elle marchait. Après tout, c'était une elfe, se souvint-il. Elle n'était pas humaine. Étrangement rassuré par ce constat, il s'approcha d'elle de quelques pas en s'essuyant les mains avec un torchon effiloché.

- Vous êtes un artiste, Herrfost.

Le dénommé Herrfost ne sut que répondre. La femme qui se tenait face à lui portait une simple robe de lin beige, serrée à la taille par une épaisse ceinture de tresses de cuir à la boucle de cuivre poli. Ses bottes de cuir clouté remontaient jusqu'à la moitié de ses cuisses, la gauche étant cerclée d'une bande de cuir épais où trois petites armes y étaient rangées. Elle portait un gant de fauconnier mais le rapace se tenait sur son épaule, labourant celle-ci de ses serres sans que la tête couronnée ne parusse s'en inquiéter. C'était un gros vautour aux méchants yeux jaunes. Le forgeron le toisa un moment, méfiant, avant de revenir à celle qui le portait, celle qui parcourait les murs de son regard aiguisé.

- Ma Dame est trop bonne, répondit poliment le forgeron, qui ne voyait pas où elle voulait en venir.
- On vante vos produits dans toute la cité, mais pas chez les soldats. C'est étrange.
- Je n'ai pas la prétention de plaire à tout le monde, Votre Magesté.

Un sourire moqueur ourla les lèvres douces de l'Impératrice.

- Les soldats méprisent vos oeuvres parce qu'elles ne peuvent tuer personne. C'est une vision pratique de l'art, je dirais.
- Les bijoux peuvent tuer, répondit le forgeron en riant. D'une façon plus discrète, sans doute.

Le sourire de son interlocutrice s'élargit, découvrant des canines extraordinairement pointues. Néanmoins on y percevait plus d'amusement que de menace.

- Je voudrais que vous me fassiez un bijou, que je vous paierai à sa juste valeur. Vous avez toute liberté sur sa conception, des métaux à sa forme. Cependant vous allez devoir respecter une règle essentielle : ce bijou doit sublimer la pierre qu'il portera. S'il n'est pas à la hauteur de sa beauté, vous m'aurez déçue.

Décevoir sa Magesté, hein ? Herrfost hocha lentement la tête pour montrer qu'il avait compris le message, quoi qu'il puisse signifier. Malgré celui-ci son expression n'était pas celle de la gêne ou de l'effroi mais bien d'un très vif intérêt professionnel.

- Je suppose que vous avez déjà cette pierre en votre possession, dit-il doucement.
- Supposition correcte.

L'elfe ouvrit la paume gauche et un énorme rubis se matérialisa au coeur de celle-ci. Le triangle rouge vif paraissait dégouliner de sa main tant il était gros et écarlate. Le forgeron écarquilla les yeux, reconnaissant là une pièce exceptionnelle. Il lâcha même un sifflement admiratif.

- Pardonnez-moi, ma Dame, s'excusa-t-il aussitôt, mais c'est une sacrée trouvaille que vous avez là.
- Un cadeau du coeur, répondit-elle en fixant la pierre d'un air rêveur.

Une demi-seconde plus tard, elle releva les yeux, toute rêverie dissipée.

- Acceptez vous ma demande ? Vous n'êtes pas obligé de le faire. Je préfère un refus sincère à un échec lamentable.

Herrfost se sentit gonflé d'une envie irrésistible d'acquiecer. Déjà de par la qualité de la pierre, ensuite de par les conséquences qu'il tirerait de sa réussite, et surtout par passion. Ce projet le faisait déjà bouillonner d'idées.

- Je n'ai besoin que de vos mensurations et de la pierre.
- Parfait.

Elle lui lança le rubis d'un geste nonchalant, le forgeron le rattrapa précipitamment. Il paraissait palpiter entre ses doigts.

- En ce qui concerne mes mensurations, je vous enverrai ma couturière. Elle a une formidable mémoire pour ce genre de détails inutiles. Adieu.

Et elle sortit sans lui laisser le temps d'user des conventions habituelles, sans même vérifier s'il l'avait saluée. Les deux guerriers lourdement armés qui l'avaient attendu en encadrant la porte sortirent après elle dans un silence complet. Leurs masques en forme de demi-tête de serpent rappelaient qui ils étaient. Deux membres de la compagnie du Fleuve noir, sélectionnés par l'Impératrice pour sa garde personnelle. Le forgeron oublia bien vite leurs regards inquisiteurs une fois qu'il eut baissé les yeux sur le rubis qui battait dans sa paume.

¤

Lorsque Myad retourna à son QG, les rues étaient inondées de lumière, le soleil était aujourd'hui très généreux de ses rayons. Elle portait son diadème par habitude ; même sans cet atour cependant, on la reconnaissait avec une facilité agaçante. Outre ses yeux rouges de reptile, ses gardes du corps étaient là pour rappeler qu'elle n'était pas n'importe qui. Elle était navrée de ne plus pouvoir aller nulle part sans une protection quelconque, que ce soit Yenlui ou le Fleuve noir, mais c'était une surveillance nécessaire. On en était à trois tentatives d'assassinat directe et indirecte depuis le mois dernier. Myad s'en amusait, mais ses Conseillers, ses protecteurs et surtout son dragon riaient beaucoup moins.
Alors qu'elle arrivait à la porte, elle vit un étranger - son parfum chargé d'odeurs différentes accusant de ses vagabondages lointains et récents - qui s'adressait aux gardes. Curieuse, elle s'approcha pour entendre ce qu'il leur disait et comprit qu'il souhaitait l'entretenir, en personne.

- Navrée de vous décevoir, Consolidateur, mais vous n'aurez pas droit à ma salive, intervint Myad d'une voix claire.

Leif à sa droite voulut s'avancer mais elle le retint. Il lui lança un regard d'avertissement mais elle n'abaissa pas le bras qui lui barrait le torse. Le guerrier obéit et reprit sa place, légèrement en recul.

- C'est une si belle journée, reprit-elle de son ton habituel, calme et froid. Allons à une terrasse quelconque pour discuter. Qu'en dites vous ?

Elle lui adressa un sourire qui pouvait vouloir dire beaucoup de choses, notamment que sa réponse importait peu, car elle commença à partir avant de l'entendre. Elle connaissait des établissements qui possédaient des balcons privés pour ceux qui avaient les moyens de se les offrir. Après des jour passés à trier des papiers et renifler l'encre, l'elfe n'avait pas envie de retrouver la fraîcheur du bastion tout de suite, mais elle avait également très envie de s'entretenir avec cet individu en particulier.

L'une des premières préoccupations de l'Impératrice une fois les affaires urgentes réglées fut l'une des plus secrètes : dans la discrétion totale, Ayahantê chargea des individus isolés - espions indépendants, assassins professionnels, et quelques anonymes aux compétences reconnues - de mener une même enquête. Toute puissance n'est toute-puissante que par ceux qui la construisent, puis la portent. Elle voulait des gens exceptionnels pour défendre un Empire solide, mais pas omnipotent. Sans cesse en quête de mieux, elle ne pouvait s'interdire la recherche d'éléments nouveaux pour le canevas magnifique et ténébreux qu'elle concevait avec passion pour sa faction. Ces gens ignoraient qu'ils poursuivaient les mêmes objectifs, c'est à dire découvrir des talents méconnus ou sans accroche, ce qui valait mieux et pour eux et pour leur mission ; l'impression d'être l'unique détenteur d'un secret pousse à l'efficacité, d'autant que le secret d'une Impératrice est aussi jalousement gardé qu'il flatte celui qui s'en croit le seul gardien.
Myad se promenait de temps à autre dans la cité, buvant un verre dans une taverne, examinant le tissu d'une échoppe, discutant avec les commerçants. Elle était l'âme et l'ombre d'une cité qui la respectait chaque jour un peu plus. Imposante avec naturel. Discrète par ses déplacements silencieux et sa voix caressante, indiscrète par l'aura de puissance qu'elle dégageait. On ne s'étonnait plus de la voir se mêler à la foule et disparaître au coin d'une ruelle. Cela était fort pratique pour éviter les soupçons et rencontrer ses relais facilement. La jeune femme n'était pas sans savoir que le Concile - et sûrement les autres clans - la surveillaient de très, très près.
Quand on lui avait parlé de Raphaël, elle avait été très intéressée.
Elle avait demandé que l'on se concentre sur lui. Quelques semaines plus tard, les échos qui lui étaient revenus n'avaient fait que la conforter dans l'idée que cet homme était digne de son intérêt. Car Ayahantê, rappelons-le, accordait difficilement son attention, a fortiori son estime. Elle avait des critères assez particuliers...

Aujourd'hui qu'elle l'avait en face d'elle - ou plutôt, derrière elle puisqu'il la suivait - sa volonté devenait certaine et son désir définitif. Raphaël rejoindrait l'Empire, si tant est qu'il était un tant soit peu corruptible.

La question était tout d'abord : qu'était-il venu faire ici, Dras Leona - dans quel but venait-il lui parler ?

L'Impératrice l'emmena à l'intérieur de la citadelle, jusqu'à la cour intérieure où l'air sec et chaud était alourdi par le vacarme métallique qui s'écrasait contre les très hauts murs de l'enceinte. A leur entrée dans le vaste espace où les guerriers s'agitaient en grognant, quelqu'un cria son nom et tous s'immobilisèrent plus ou moins dans l'instant. Elle leva la main dans un geste de salut et d'apaisement, leur évitant un cérémonial qui les déconcentrerait dans leur entraînement. Les instructeurs prirent la peine de s'incliner et de lui demander si ils pouvaient l'aider ou si elle avait des remarques à faire. Celle-ci jeta un regard aigu sur les environs, observant les jeunes hommes qui la regardaient en silence avant de prendre la parole d'une voix calme et claire :

- Reprenez l'entraînement. N'hésitez pas à hydrater vos hommes et continuez à muscler votre cervelle autant que votre bras. Il serait dommage que de tels fers de lance ne se brisent par bêtise sur l'ennemi le moment venu, ajouta-t-elle avec un sourire ironique.

Certains rirent, on l'assura que non. Après un salut inégal et joyeux, chacun y allant de son remerciement à la souveraine, les soldats de tout grade et de tout âge reprirent leurs exercices.

- Toteôn, dit-elle en tapotant l'épaule d'un puissant archer qui allait rejoindre ses élèves, avez-vous vu Oryon aujourd'hui ?

L'instructeur lui adressa un sourire éloquent, la longue balafre sur sa joue donnant un rictus mauvais à sa bouche.

- Il est venu énerver mes bleus ce matin, Votre Magesté, répondit-il de sa voix basse et lente. Le cherchez-vous ?
- Je cherche à savoir s'il est studieux, précisa Myad en fronçant les sourcils, l'air soucieuse.
- Soyez-en rassurée, Dame sanglante, il l'est tout à fait. Studieux, talentueux, courageux.
- Continuez ainsi. Je ne peux pas lui enseigner tout ce que je souhaiterais, votre aide est la bienvenue.
- Je suis votre serviteur, Magesté.

L'Impératrice le congédia et fit signe à Raphaël de la suivre le long de la cour, jusqu'à une terrasse entourée de larges colonnes de pierre grises. Un banc en demi-cercle y était logé, entourant une table taillée dans le même bloc de pierre. Les deux blocs étaient magnifiquement sculptés pour figurer des flots, dont des créatures fantastiques sortiraient pour dévorer les bateaux imprudents. Deux serviteurs attendaient là, somnolant dans la chaleur environnante, qui se raidirent en entendant le claquement de doigt de leur maîtresse. Ils clignèrent des yeux, levèrent la tête et virent quatre silhouettes noires s'imposer à leur regard - avec de grands yeux rouges sévères.

- A boire et à manger pour mon hôte, ordonna-t-elle avec un geste vague en leur direction, comme si elle chassait des moustiques.

Moustiques qui se hâtèrent de disparaître après avoir balbutié des politesses.
Myad se laissa tomber à l'une des extrémités de son banc de pierre avec un soupir d'aise. Elle n'avait pas besoin de faire semblant d'être insensible par une si belle journée, alors qu'elle était de bonne humeur en plus. Ses gardes du corps l'interrogèrent du regard.

- Merci à vous. Rompez.
- Ma Dame, la remercièrent-ils tous deux avant de s'éloigner.

Une fois qu'ils furent seuls, Myad se permit un temps d'observation silencieux de son interlocuteur. Elle était curieuse et c'était réciproque.

- Nul besoin de présentations, donc, mais faisons dans les formes. Je m'appelle Myad, Impératrice du Saint Empire Léonien.

On leur apporta deux bouteilles de vin, l'un rouge, l'autre blanc, toutes fraîche, et une jarre d'eau, ainsi que deux verre en cristal. Myad fit signe à Raphaël de se servir, elle-même prenant de l'eau pour la faire tourner dans son verre.

- Je sais beaucoup de choses sur vous. Mais pas ce que vous êtes venu me demander, ajouta-t-elle dans ce qui ressemblait à une question.

Raphaël marchait d'un pas détendu, mais décidé. Il semblait, comme à l'habitude, confiant et bien à son aise; la différence principale chez lui était probablement son habillement très simple, ce dû aux chaleurs et vents presque tropicaux de la journée. Il suivait Myad, non sans s'amuser de son style désinvolte, elle était sans doute du style des dirigeants complètement imprévisibles qui menaient selon leur humeur, ceux aimait s'entourer de mystère, bien connaitre les gens sans être bien cerné par les autres. Ce qui amusait l'homme était là: la personne qu'il suivait était plutôt ressemblante à lui-même et il s'en rendait progressivement compte. Ils passèrent justement la cour intérieure où des soldats s'entraînaient visiblement à contre cœur. "Voilà de pauvres hommes qui paieraient leur bière" se dit intérieurement Raphaël. Ces gens armés étaient cependant motivés, et continuèrent.

Raphaël resta en retrait et silencieux, même s'il entendit le prénom d'Oryon prononcé. C'était normal après tout, c'était chez lui. Il rompit son propre silence alors qu'ils approchaient de la table où ils allaient s'installer, le Consolidateur s'amusa à commenter ce qu'il avait entendu plus tôt ;

- "Dame sanglante"? Voilà un titre plutôt particulier.

Puis il prit place, après elle bien entendu, les dames devant toujours être assises les premières. La terrasse extérieure était magnifique, pour ainsi dire. Raphaël y appréciait les contrastes, avec quelques touches de vert par les plants, le magnifique pierre gris qui ressemblait marbre blanc et les rayons magnifiques qui réchauffaient le tout dans un jaune-orange abstrait, agréable et réconfortant.

- Je me nomme Raphaël, de plein nom Raphaël Valareth.

Dit-il tout en remplissant sa coupe de blanc, - un blanc extrêmement dispendieux d'ailleurs - il prit la discrétion de remplir en même temps la coupe de Myad jusqu'à la moitié, par politesse. Il était plus approprié de commencer un repas avec le vin blanc car il se mariait mieux avec les entrées. Dès lors que la viande sera mise, le rouge se montrera meilleur de contexte.

- J'avoue ne pas avoir vu venir l'accueil tant personnalisé que vous me faites, sur les terrasses et arrosé de ce beau vin. Il serait donc rustre de ne pas vous en remercier, ma Dame, dit-il en levant légèrement son verre et en goûtant la boisson par la suite. J'ignore par quelle raison vous en savez à mon égard, mais ce serait oiseux de vous questionner sur cette ou ces raisons. Je vais tout de même vous demander ce que vous savez sur moi, mais plus tard. Laissez moi tout d'abord y aller par l'interrogation première : je rencontre des Ombres en tous sens. Je ne cesse de me questionner à leur sujet car certains me confondent moi-même avec ces créatures particulières. Ayant eut vent que des postes politiques importants étaient ici comblés par certains d'entre eux, je voulais vous questionner vous-même à ce sujet. Et ce n'est pas tout, ça nous progresse que vous en sachiez déjà à mon sujet car vous serez en mesure de m'expliquer s'il y a lien entre ma personne et la leur.

Il marqua une pause, lui laissant pleinement le temps de réagir et avala une autre faible gorgée du fruité qui était excellent.

- Par contraste, moi je ne sais rien de vous. Je savais sans certitude votre prénom, sauf votre respect.

- "Dame sanglante"? Voilà un titre plutôt particulier.

Malgré la curiosité évidente de Raphaël, Myad fit mine de ne pas avoir entendu la question que sous-entendait sa prise de parole.
Elle ignorait comment on la nommait pour le moment hors des frontières impériales, mais il lui semblait un peu tôt pour que sa réputation ne s'affirme suffisamment pour mériter un surnom. Ce n'était pas une chose en laquelle la demoiselle était pressée ; à partir du moment où une contrée vous a décrété ceci ou celà, il est extrêmement difficile d'évoluer positivement à partir de cette base - et incroyablement aisé de perdre un éphémère colifichet un tant soit peu flatteur. Au sein de son territoire, en revanche, les appellations ne manquaient pas, et allaient de la moins respectueuse concernant ses cuisses, à la plus dévote qui la statuait plus haut qu'elle ne l'était déjà. Le sobre sobriquet de Dame noire lui était le plus courant, même si, depuis quelque temps, on tendait à l'abandonner pour l'adjectif de sanglante.
En cause ? Sa politique particulièrement expéditive envers les sectes et toutes organisations non déclarées. Depuis la parution de la loi, elle avait déjà fait exécuter vingt-neuf personnes - en épargnant les individus forcés ou ignorants de leur implication. Assurément l'Impératrice ne plaisantait pas avec les interdits, et tout culte organisé au-delà du cercle strictement privé et familial lui semblait une menace de folie potentielle. Quand elle en avait le temps, elle procédait en personne à la mise à mort, non par spectacle, mais afin de prendre l'entière responsabilité de chacun ses actes.
Elle assumait de la même manière son récent surnom, mais donner des explications à Raphaël serait lui faciliter la tâche...

- Je me nomme Raphaël, de plein nom Raphaël Valareth.

Cela elle le savait, comme elle connaissait beaucoup de choses sur lui - pas tout, évidemment, sinon le rencontrer en personne serait presque inintéressant.
Elle inclina légèrement la tête comme pour le saluer, geste coutumier et dans cette situation plus théâtral qu'utile puisqu'ils savaient déjà leurs noms et statuts. Le guerrier prit la liberté de la servir en vin avec une politesse qui la laissa rêveuse ; non qu'elle fut très préoccupée du respect des convenances mais elle trouvait là une certaine forme de délicatesse que la plupart des humains n'avaient pas, ou pas assez, ou de façon si fausse et flagrante que c'en était désespérant.

Si il avait fallu que Myad dusse décrire Raphael de sa première impression était qu'il s'agissait là d'un homme de goût.

- J'avoue ne pas avoir vu venir l'accueil tant personnalisé que vous me faites, sur les terrasses et arrosé de ce beau vin. Il serait donc rustre de ne pas vous en remercier, ma Dame.

La souveraine fit un geste en guise de remerciement, sans prendre la parole pour la lui laisser. L'homme prit le temps de boire un peu de vin avant de continuer son discours, dont son interlocutrice derrière son attitude presque nonchalante ne perdait pas une miette.

- J'ignore par quelle raison vous en savez à mon égard, mais ce serait oiseux de vous questionner sur cette ou ces raisons.

Sage de sa part. On n'interroge pas un Empereur sur les raisons et les moyens qui l'ont poussé à en savoir plus sur vous que votre propre mère - même si c'est du bluff. Pire encore si c'est du bluff, songea-t-elle avec amusement.

- Je vais tout de même vous demander ce que vous savez sur moi, mais plus tard. Laissez moi tout d'abord y aller par l'interrogation première : je rencontre des Ombres en tous sens. Je ne cesse de me questionner à leur sujet car certains me confondent moi-même avec ces créatures particulières. Ayant eut vent que des postes politiques importants étaient ici comblés par certains d'entre eux, je voulais vous questionner vous-même à ce sujet. Et ce n'est pas tout, ça nous progresse que vous en sachiez déjà à mon sujet car vous serez en mesure de m'expliquer s'il y a lien entre ma personne et la leur.

Un sourcil se leva sur le front lisse de l'Impératrice, dénotant là une certaine surprise devant telle déclaration.

- Je crains qu'il ne s'agisse là que d'un vulgaire quiproquo, dit-elle doucement.
- Par contraste, moi je ne sais rien de vous. Je savais sans certitude votre prénom, sauf votre respect.
- L'ignorance est parfois bien plus confortable que toute forme de savoir...

L'Impératrice reposa le verre dont elle s'était servie pour se désaltérer avant de prendre celui que lui avait servi Raphaël. Le vent ébouriffa ses cheveux, lui apportant de plein fouet le parfum de son hôte, qu'elle analysa très soigneusement de son odorat pointu.
Il avait beaucoup voyagé, ce qui n'était guère étonnant, dans des pays très disparates en vu de la richesse olfactive de ses vêtements... Une très légère odeur l'intrigua assez pour qu'elle s'y arrête, s'y concentrant en cherchant son nom, sa composition... Cet arôme était sans conteste du sang, mais celui d'une créature qu'elle n'avait pas croisé depuis très longtemps. Myad n'avait pas demandé les faits d'armes récents de son interlocuteur, notamment parce qu'elle ne s'était pas attendue à le croiser aujourd'hui.

- Un Ombre n'a rien à voir avec l'art que vous maîtrisez, déclara-t-elle d'un ton sans appel. Il s'agit d'une confusion primaire entre la dénomination d'Ombre et la domination des ombres. Les premiers sont des sorciers qui ont poussé leur art jusqu'à se faire posséder par un esprit plus ou moins maléfique. Vous n'êtes possédé par personne n'est-ce pas ? Hormis peut-être un désir de vengeance, mais nous sommes tous déjà passés par là. C'est une folie commune.

Elle but une gorgée du vin qu'elle trouva bon ; elle hocha la tête en direction des servants qui partirent silencieusement en cuisine demander le lancement de la préparation du repas. Ils revinrent avec de la porcelaine et des couverts en argent, qu'ils dressèrent dans le plus grand mutisme. Une fois leur oeuvre achevée, ils disparurent. Myad savait qu'ils la craignaient, si vivement que sa présence les rendait malades. Cela la rendait rêveuse de les voir si maîtres d'eux-mêmes... Jusqu'aux jours où leurs nerfs lâcheraient.

- Cela fait quelques mois que je vous cherche, sans vraiment espérer vous trouver, reprit Myad avec un sourire mystérieux. Et vous voici devant moi aujourd'hui.

Elle se pencha pour poser ses coudes sur la table, croisant ses mains et posant son menton dessus en une évidente attitude de curiosité, voire de gourmandise.

- C'est une vive tentation que de vous garder avec moi pour toujours, conclut-elle dans un chuchotement à la fois amusé et tout à fait sérieux. Y aurait-il quelque chose qui pourrait vous porter à rejoindre l'Empire ?

Il arrivait très rarement que Myad aperçoive sur un autre être vivant le même genre de sourires ténébreux et moqueurs, mystérieux et tombeurs qu'elle avait coutume d'adresser, par exemple, à son cher apprenti. C'était le cas aujourd'hui ; Raphaël confirmait son impression première, il était calme donc dangereux, paisible tel le plus terrible des démons puisqu'il ne se départ jamais de son sang-froid. Enfin, jamais... Il ne lui était pas nécessaire de se mettre en colère, disons, pour être à la fois efficace et effrayant. La plupart des êtres humains n'étaient absolument pas capables d'une telle attitude ; c'était dans leur nature, ils vivaient leurs émotions de toute leur fureur quitte à se sentir coquilles vides une fois leur désir assouvi, leur vengeance accomplie.
Seuls les elfes étaient généralement capables d'un tel contrôle de soi - dans une certaine mesure. En effet, tous modérés qu'ils soient, il y avait entre eux de grandes disparités. Ainsi les drows avaient tendance à ressentir des émotions plus fougueuses que leurs congénères d'Ellesméra, mais ils étaient maîtres dans l'art de leur dissimulation et les accomplissaient avec art, amour et patience.
Il fallait que cet homme ait encore sur sa langue les cendres de son bonheur pour qu'il adopte tel comportement. Et Myad qui était au fait de son histoire pouvait presque les sentir elles aussi, ce poison du passé, friable et ferrugineux, ternir la moindre joie et rendre amer la plus sucrée des douceurs.

- Ce sont les faibles qui s'installent dans le confort et s'y reposent.

Les braves, les sages vont au-delà de la prudence car ils savent que celle-ci les rendra pleutres, sots et vulnérables. C'était un dosage permanent entre témérité et modération qu'il fallait observer, en leurs univers instables.

- Définissez moi qu'est-ce que l'Empire? Qu'est-ce que vous y gagnez, qu'est-ce que j'y gagne? Je ne vit que pour guère grande raison, je n'ai pas de passion pour la vie. Convainquez moi de vous rejoindre, et considérez moi des vôtres.

Myad garda le menton appuyé sur ses mains croisés dans une attitude curieusement rêveuse et enfantine, qu'elle n'était pas du tout. Néanmoins son sourire joueur avait quelque chose d'un chaton, devant un autre chat à qui il se verrait bien faire subir quelques malices - griffes rentrées, bien sûr.

- Connaissiez-vous ma famille? Est-ce que vos sources parlent de mon passé?
- En quelque sorte, oui.

L'Impératrice but une gorgée de vin, silencieuse, avant de faire signe à quelqu'un d'invisible. On leur apporta trois plats de porcelaine peinte et un assortiment de fruits frais réunis dans une corbeille de fer forgé, imitant des ronces chargées de mûres. Myad ignora les plats en sauce pour se prendre une tranche de jambon fumé, qu'elle huma avec satisfaction - et un peu pour détecter un éventuel poison - avant de le mordiller patiemment comme un bonbon. Qu'importaient les manières, à 70 ans, on n'allait pas lui demander de prendre des couverts.

- Malgré une enquête fort bien menée, mes informateurs n'ont pas encore été à même de trancher sur la question de la culpabilité de votre femme. Était-elle consciente, a-t-elle même pris volontairement une quelconque drogue ? (elle hocha la tête avec une sorte d'agacement) Par contre, la vôtre ne pose pas de problème. Nul ne remet en question l'identité du meurtrier de votre fille.

Elle parlait calmement, sans émotion, sans compassion aussi, mais pourquoi en aurait-elle montré ? Cet homme lui était inconnu, il avait un très lourd passé de meurtrier et il était assez vieux - pour un humain - pour assumer ses responsabilités. Néanmoins lorsque l'Impératrice le regardait, on n'y voyait nulle trace de mépris ou de jugement, et pour une excellente raison.

- Nos erreurs forgent nos plus grandes résolutions, reprit-elle en reprenant un morceau de viande. J'ai éradiqué presque entièrement ma famille par erreur ou par survie.

Presque ; car il lui restait un demi-frère complètement cinglé, enfermé sous forme spirituelle dans le Diamant noir, et un père... Un père pas très net non plus qui confondait sa fille avec sa défunte amante... Mais qu'elle aimait et qu'il aimait, et c'était tout ce qui comptait.

- Pourquoi rejoindriez-vous l'Empire ? demanda-t-elle à voix haute, comme pour y réfléchir sérieusement. Et bien, peut-être parce que les autres factions n'auront qu'une envie en vous voyant apparaître, faire justice et vous tuer.

Elle haussa les épaules.

- Vous êtes un assassin, un guerrier de sang-froid. Vous avez peut-être été corrompu par un Ombre, qui sait ? Et vos mains manipulent les ténèbres, elles qui inspirent tant de méfiance aux créatures vénérant la lumière. Ici, on vous craindra, parce que vous êtes un grand combattant, mais cette crainte sera mêlée de respect et d'admiration. Les gens ne vous fuiront pas ; ils s'écarteront de votre chemin avec respect. Les Ombres ? Ici vous en croiserez parfois, mais ils ne vous toucherons pas, sauf pour vous serrer la main après une grande victoire. Ils n'ont aucun droit de vous porter atteinte, d'ailleurs si vous combattez à leur côté, cela ne leur ait d'aucun intérêt. Nous avons l'armée la plus puissante, et je vous passe le discours habituel sur nos moyens et nos infrastructures.

Elle eut un geste négligent en balayant toute la puissance de l'Empire comme s'il s'agissait d'un détail, avant d'ajouter avec le plus sérieux :

- Vous pourrez vous entraîner dans les meilleures conditions, vous aurez des compagnons d'armes parmi les plus puissants de l'Alagesia, vous serez généreusement payé et entretenu. Je vous veux pour m'accompagner dans les missions les plus discrètes ou difficiles, parce que vous êtes excellent et que vous me semblez avoir quelque valeur. Ai-je besoin d'avancer d'autres arguments ?