Garnyiss posa brièvement son regard sur Tiberias qu'il salua d'un bref signe de la tête, un brin surpris par sa présence. Jusqu'à récemment, le grand prêtre du culte de la guerrière maudite s'était opposé avec virulence quand à l'amarrage du repaire du Nomins Ageati au dessus de leur tête. Tout y était passé, des craintes les plus logiques aux excuses fallacieuses jusqu'à ce que soudainement Tiberias retourna sa veste sans avancer une quelconque. L'explication la plus évidente était que telle était la volonté de sa déesse mais en parfait athée, Garnyiss n'y croyait guère et cherchait à savoir ce qui avait pu motiver tel revirement.

Aussi avait-il invité Tiberias en même temps que les plus hauts représentants des forces d'influence de Sil'Arn. Loin de s'apparenter à un exercice de lèche botte, l'invitation signifiait une reconnaissance du culte comme possible interlocuteur, au même titre que Sobek ou les représentants de diverses tribus du Hadarac. Même si la menace draconnique avait mené les deux principaux rivaux sur un terrain où ils ne cherchaient pas à s'étriper mutuellement – parler de neutralité eut relevé de l'utopie – il n'en était pas moins nécessaire de concilier autant que possible les deux partis et prier pour que l'on ne demande pas au Nomins Ageati de mettre les mains au milieu de ce nid de serpent.

Le regard de Garnyiss continua son petit bout de chemin, s'arrêta sur Flaïnor qui tordait le cou pour voir Athor, puis sur son dragonnier Max et enfin Blayde. Les deux personnes qui allaient sans doute être l'objet de toutes les attentions au cours des prochains jours même si ce qui allait être officialisé aujourd'hui n'allait pas forcément être une surprise. Les fameux bruits de couloir avait fait leur œuvre et certains n'avaient pas hésité à faire part de leurs objections – ou apporter leur soutien – à l'un ou l'autre des deux hommes. Seul Mithrandir semblait manquer à l'appel mais la chose fut vite réglée vu que le principal intéressé ne tarda pas à sa matérialiser d'une façon plus ou moins voyante. Chose qui eu don de légèrement agacer Garnyiss qui ne goutait que très peu ce genre d'éclat, surtout lorsque la ponctualité n'était pas de mise. Mais qu'importe, ce n'était pas le moment de pinailler sur ce genre de détails. L'on commençait déjà à poliment s'impatienter. Oh pas ouvertement bien sûr mais quelques signes ne trompaient pas.Le chef du Nomins Ageati se racla alors discrètement la gorge et se livra à l'un des exercices qu'il aimait le moins : le discours…

Ce dernier ne devait pas rester dans les annales du monologue le plus captivant et le plus joliment formulé mais il contenait l'essentiel. Les salutations, les remerciements, les félicitations et tout le tintouin qui allait avec. Le tout présenté avec une concision des plus appréciées – pour certains, le buffet était à égalité avec le devoir sur le plan de la motivation.
. Garnyiss n'oublia pas non ceux tombés au combat lors de la dure marche dans le Hadarac et au pied des Fells Nangoroth ainsi que l'héroïsme et la compétence dont certains avaient su faire preuve…

"… Mais avant tout, je tiens à remercier et à féliciter quatre personnes ici présentes. Blayde qui en dépit de sa nature s'est montré digne d'appartenir au Nomins Ageati et a énormément fait pour le clan tout en démontrant qu'il avait les qualités pour endosser avec succès de grandes responsabilités. Deux raisons qui m'ont poussé à lui demander de me seconder dans les temps à venir. Max ainsi que sont dragon Athor qui se sont distingués lors de l'affrontement contre Nuit et ont prouvé à maintes reprises pendant les guerres précédentes qu'ils avaient l'étoffe des grands commandants. Et enfin Mithrandir qui prendra la tête de la quatrième division. Aussi souhaite-t-je la bienvenue à notre généralissime ainsi qu'à mon second dans leurs nouvelles fonctions !"

Sur ces mots, Garnyiss fit signe aux deux intéressé de s'approcher et s'écarta sur le coté pour qu'ils puissent prendre la parole et partir dans un long discours si tel était leur désir. Dans le même temps, il espérait que ce ne serait pas le cas, tant le coté officiel et carré des cérémonies lui plaisait. Mais il fallait ce qu'il fallait et il ne pouvait décidément pas officialiser les choses entre une tranche de fromage et un verre de rouge ou même entre deux gorgées d'hydromel. Toutes choses qui n'allaient pas tarder à se concrétiser et qui provoquaient une certaine impatience chez Walsir – même s'il n'avait plus d'estomac à remplir…

Chef adoré… Chef adoré. Garnyiss soupira intérieurement tandis que les deux mots se livraient à une ritournelle moqueuse dans ses oreilles. Soupir d’autant plus justifier qu’il voyait parfaitement bon nombre de lèvres se retrousser en un sourire amusé. Même parmi son état major, cette sortie avait fendiller le sérieux de rigueur qu’ils avaient tous arboré jusque là. Au grand soulagement du chef du Nomins Ageati, cet intermède ne persista guère longtemps. Seul le plus vert d’entre eux continua à laisser fièrement transpirer son amusement sur son éternel sourire. Que Blayde ou quiconque lui en tienne rigueur ne semblait en effet guère importer à Mr Green. Lorsque la future fonction de l’Ombre avait été soulevée, le verdissime capitaine avait clairement affiché son scepticisme tout en rappelant que s’il y avait bisbille officielle, l’Ombre s’avèrerait autrement moins indéboulonnable que lui.

A n’en point douter, le chef adoré reviendrait sans doute sur le tapis mais Garnyiss préféra ne pas y songer. Tandis que Blayde continuait de parler, un autre souci venait de s’ajouter à une liste déjà bien fournie. Son nom ? Greymalkin à en croire ses différentes sources. Celui là même qu’il avait croisé plus d’une année auparavant. A l’époque, il s’était déchainé sur un magicien imbu de lui même – et qui au passage l’avait bien mérité – et à en juger par son ricanement parfaitement audible, il avait trouvé quelqu’un sur qui jeter son dévolu. Garnyiss se crispa légèrement, en proie à un fort mauvais pressentiment.

* Je l’aime bien moi !*, ricana la voix de Walsir dans son esprit. S’il avait eu un corps, le dragon aurait sans doute été une parfaite et noire réplique de Flaïnor. Intéressé au début, somnolent au milieu pour ne se réveiller qu’au ricanement de Greymalkin. Comme s’il avait deviné qu’il était l’objet des pensées de Garnyiss, le dragon rouge accorcha brièvement son regard avant de laisser échapper une bouffée de fumée noire.

Blayde avait fini son bref discours, laissant planer un silence dubitatif sur l’assemblée. Beaucoup semblaient hésité sur la conduite à tenir, ne sachant pas sur quel pied dansait exactement le chef du Nomins. La promotion de Blayde était-elle vraiment sincère ou n’y avait-il derrière tout cela qu’un subterfuge destiné à mieux le surveiller ? Même lorsque les deux occupants réitérèrent en ancien langage leur fidélité en ancien langage, les doutes persistèrent chez les esprits les plus tordus avant d’être remplacés par un certain malaise.

Le compagnon – éhéhé ! – du grand prêtre des larmes venait de faire à nouveau des siennes en précisant ses pensées. Les regards convergèrent vers lui dans un silence gêné. De là où il se tenait, Garnyiss vit Tiberias rappeler son comparse à l’ordre d’un coup de coude mais il était trop tard. Toute puissante que fusse sa déesse, elle ne pouvait pas faire oublier les mots qui étaient sortis de sa bouche. Savoir que certaines personnes étaient paranoïaques était une chose. Se moquer de ça en petit comité l’était également… Mais que la chose sorte comme ça, en public, cela faisait bizarre, très bizarre même.

Le chef du Nomins Ageati choisit prudemment de ne pas saisir la perche qui venait de li être tendue si généreusement. Il se demanda toutefois pourquoi Tiberias s’était accompagné d’un tel poil à gratter. Une provocation délibérée sachant que la situation politico-religieuse de Sil’Arn lui conférait une certaine protection doublée d’une volonté de tester jusqu’où il pourrait ailler ? Ou bien la preuve que l’influence et le pouvoir du grand prêtre des larmes était bien moins importante que ce qu’il laissait croire ? Les hypothèses s’empilaient dans l’esprit de Garnyiss, s’entremêlaient avec des faits plus lointains sans toutefois converger sur autre chose que le fait que Greymalkin était la personne à inviter dans les réunions mondaines trop ennuyeuses.

« … Je vous remercie de votre attention. »

Max venait de finir son discours avec plus de brio que Blayde. Avec un soupçon de mesquinerie, Garnyiss songea à bombarder Max en tant que professeur de réthorique pour son nouveau second. Une proposition vile qui remporta l’adhésion d’un Walsir enthousiaste. Moins il entendait de discours, mieux il se portait. Tout ceci était d’ailleurs fort ennuyeux à son goût et son humeur commençait à déteindre sur Garnyiss. A moins que ce ne fut la lassitude de rester debout comme un piquet sous le soleil impitoyable du Hadarac. Et dire qu’il en restait encore un…

Avant même que la torture ne reprenne de plus belle, un ricanement se fit clairement entendre. Garnyss sentit nettement le dragon sortir de la torpeur où il s’était lentement laissé glisser. Il sentit monter en lui une bouffée d’agacement tout en admirant l’audace dont faisait preuve Greymalkin. Allait-il vraiment devoir supporter ces assauts incessant jusqu’au soir ? En d’autres circonstances, de tels traits auraient amusé Garnyiss mais le manque de sommeil avait érodé sa patience aussi lentement que sûrement. Le chef du Nomins laissa flotter un sourire agacé sur ses lèvres tandis qu’il réfrénait ses envies de fendre la foule et d’imiter Tiberias mais de manière plus violente et à un autre endroit. Chose qu’il ne pouvait malheureusement pas se permettre vu ce qu’il était. Malheureusement, la seule qu’il pouvait faire était soutenir le regard de Greymalkin, ignorer le sourire qui s’était élargi de Mr Green et la soudaine attention que Flaïnor, posé derrière la foule, accordait aux événements. Et laisser les choses se passer…

Le silence de Mithrandir fut pour Garnyiss un certain soulagement car il privait Greymalkin d’une occasion de faire remarquer à ses dépens. Les regards convergèrent toutefois vers l’audacieux personnage lorsqu’il emboita le pas de Tiberias. Tous attendaient une nouvelle sortie tonitruantes. Ils en furent pour leurs frais car seul le grand prêtre pris la parole pour féliciter Max, Mithrandir et Blayde. Pas la moindre allusion à son comparse, ne serait-ce que pour s’excuser de son comportement atypique. Non, il avait juste fait comme si de rien était, ce dont Garnyiss lu fut gré. Au moins évitait-il ainsi de donner à l’incident plus d’importance qu’il n’en avait.

Dès que le grand prêtre des larmes eut repris sa place, le chef du Nomins repris la parole comme si rien ne s’était passé. Flaïnor retourna à son attention feinte, attendant avec une impatience grandissante un buffet dont l’arôme délicat lui titillait les narines…

* Héhé, dragon général ! Que dirais tu de faire front ensemble pour réclamer des breloques ? *, glissa quelque temps plus tard Flaïnor au dragon vert dont il s’était rapproché en catimini – si tant est qu’un dragon puisse s’approcher en catimini. De la pointe de la griffe, il désigna Garnyiss occupé à converser avec son nouveau général. * Ton dragonnier ne sera pas le seul à récupérer les honneurs, c’est moi qui te le dis…* – le dragon rouge s’interrompit, jeta un coup d’œil discret vers les tonneaux que l’on avait mis en perce puis repris la parole sur un ton de conspirateur –* On a qu’à attendre qu’il soit bourré et que ton dragonnier soit aussi bourrés. Et on en profite pour faire nos demandes. Et s’ils croient qu’on est aussi bourrés, ils diront oui parce qu’ils penseront qu’on ne s’en rappellera pas…*

Des exclamations s’élevèrent tandis que la queue de Flaïnor s’enroulait prestement autour d’un tonneau pour le ramener à portée de griffe. Le dragon rouge s’assura que tous les regards étaient fixés sur eux et adressa un clin d’œil à son homologue.

* Mais il faut déjà que nous ayons l’air convaincants !* – d’un coup de griffe, il éventra le couvercle de son tonneau et huma l’arôme qui s’en dégageait – * Héhé, sens moi un peu ça ! Attends, un peu… C’est marqué en gros en plus. Du vin des oasis ! La fierté de Sil’Arn et notre arme absolue. Ton dragonnier ne pourra pas refuser, surtout si on passe devant les deux autres rigolos. Diplomatiquement, c’est pas possible !*

Sans même attendre l’avis de son comparse vert, Flaïnor réenroula sa queue autour du tonneau et le souleva à la verticale. Il vérifia que le précieux contenu ne risquait pas de se déverser sur le sol et se mit en marche, le plus naturellement du monde possible. Dans un soucis officiel de déranger le moins de monde, le dragon rouge pris le chemin le moins peuplé qui curieusement passait devant Tibérias et Greymalkin. Arrivé à leur hauteur, le dragon rouge les salua et échangea poliment quelques mots sur le seul sujet qui faisait consensus au sein de Sil’Arn : la qualité du vin des oasis. Puis il s’excusa tout aussi poliment de devoir leur fausser compagnie et s’éloigna, portant toujours fièrement son tonneau avec le nom de son contenu bien en vue.

* Ah, notre généralissime ! Félicitations pour vos nouvelles fonctions…*, fit-il en s’approchant de Max et d’un Garnyiss fort heureux de ne plus être accaparé par Mr Green. * Oh, nous n’avons pas encore été présenté, il me semble. Je suis Flaïnor, fier représentant de la race draconnique au milieu de cette bande de schtroumfs. Hum, j’en oublie mes manières il me semble à vous parler de ma personne alors que vous êtes à l’honneur. Me feriez vous l’honneur d’accepter que je porte un toast à votre honneur ?*

Avant même que quiconque ait esquissé le moindre mouvement pour se saisir de verres appropriés, le tonneau de vin des oasis fut posé entre les hommes et des choppes glanées par Flaïnor furent posées sur la table proche. Dans le même temps, le dragon rouge héla les serveurs qui allaient chercher des coupes autrement plus petites.

*Holà ! Nous formons une grande famille maintenant ! Pas besoin de faire tant de galimatias. Ces choppes feront merveilles et je maîtrise parfaitement le coup de main. Voyez !*

Joignant le geste à la parole, le dragon souleva le tonneau et remplit généreusement les choppes sans verser la moindre goutte à coté.* Santé ! *, fit-il avec enthousiasme en brandissant fièrement sa choppe à l’extrémité de l’un des piquants qui ornaient sa queue. De quoi bien attirer les regards…

Voyant que son tout nouveau camarade émeraude le suivait avec un excès de zèle des plus appréciables - et appréciés - Flaïnor trouva soudainement un tout nouvel intérêt à cette cérémonie ainsi qu'un but qu'il se promit d'atteindre dans les plus brefs délais. Il voulait bien croire que dans un souci de ne pas devenir le flamboyant héraut de la dépravation des membres du Nomins Ageati, Max allait tenter de rester sobre. En revanche, il refusait d'accepter cet état de fait. De voir tous ses espoirs d'arborer fièrement des breloques rutilantes impitoyablement anéantis par de basses préoccupations protocolaires. C'était d'autant plus vrai que le protocole en question avait déjà été mis à genoux par les allusions grivoises du compagnon de Tiberias, lequel devait être fort malheureux dans sa vie sentimentale et connaître peu de succès auprès de la gente féminine pour jalouser aussi ouvertement l'entourage masculin de Garnyiss. Vu le personnage et le peu qu'il avait compris de l'illogique logique humaine, Flaïnor en concevait aisément la source. Avec la pique facile, le compagnon de Tiberias avait du froisser plus d'une femme... Mais assez !

Le dragon rouge secoua la tête lorsqu'il se rendit compte que ses pensées étaient centrées sur le compagnon de Tibérias plutôt que sur ses propres préoccupations. Continuer ainsi ne le ferait pas avancer. Ce serait peut-être plus le contraire car bon nombre d'hommes semblaient offusqués par la simple mention d'éprouver des sentiments pour un autre homme et peut-être que le nouveau généralissime en faisait partie, qui sait. Il lui poserait la question une fois que les breloques seraient à lui. Quoique, songea Flaïnor en tournant la tête vers Athorn pour le voir poser un deuxième tonneau de vin, il pouvait également lui poser la question à lui.
Fort heureusement pour Max, il empêcha sans même le soupçonner la réalisation de ce second projet de Flaïnor. Il avait gobé le ver de terre mais avec la manière, usant de formulation qui ne pouvaient que flatter l'égo du dragon.

Dragon de braise ! Ces trois mots le ramenèrent aux montagnes de feu. Géants assoupis qui écrasaient les environs de leur solennelle majesté. Fontaines d'or et de rubis liquide lorsqu'ils s'éveillaient et faisaient trembler le monde. Aussi splendides que mortels. Brûlant d'une flamme intérieure que rien ne saurait éteindre. Oh bien sûr, une braise n'était que leur petite sœur, tout comme lui était encore un tout jeune dragon. Mais quelle promesse d'avenir ! Oh que oui ! Un jour, il sera ce feu qui partira à l'assaut des cieux pour ravir à l'astre solaire le cœur de la Lune. Ce feu dont la danse rivalisera avec le ballet des étoiles. Un jour, des centaines, peut-être même des milliers après celui-ci. Et pour le moment, il n'était qu'un dragon de braise, un goinfre sur pattes, un tonneau percé pourvu d'ailes et de pattes ainsi que d'un cerveau. Il était Flaïnor, le fléau des Mouettes. Il voulait ses breloques et rien ne l'arrêterait...

La choppe toujours accrochée au bout d'un piquant, il héla mentalement l'ex capitaine Zorillame - nom qu'il était le seul à prononcer ainsi - et lui demanda le plus poliment du monde de venir à son aide. Les dragons ne pouvaient parler que par la pensée, lui expliqua-t-il avec un regret sincère, et il serait fort inconvenant d'étendre son esprit à la conscience de toutes les personnes présentes. C'eut été un impair diplomatique majeur, insista-t-il, ainsi qu'un manque de respect total. Aussi lui fallait-il un interprète qui puisse porter à haute voix ses pensées. Flaïnor avait demandé suffisamment de fois ce petit service à Zoriam pour que ce dernier considère que la chose était parfaitement normale et des plus légitimes. Intérieurement, le dragon jubila lorsque la voix de ce dernier fit écho à ses propres pensées.

" Je porte un toast en l'honneur de Max, notre nouveau général. Puisse-t-il toujours trouver de l'ombre !"

De nombreuses choppes et verres s'élevèrent à l'unisson, à l'immense satisfaction de Flaïnor. Tous les regards étaient désormais rivés sur eux et maintenant qu'il avait inauguré le premier toast, les langues se délieraient plus aisément et c'était autant d'idées de toasts auxquelles il n'aurait pas à penser. De plus, tant que personne n'informerait Max que l'eau était ici autant voire plus précieuse que le plus prestigieux des grands crus et que porter des toasts avec de l'eau en présence de représentants de Sil'Arn était très bien vu - plus même qu'avec du vin des oasis -, le général continuerait de boire de l'alcool. Qu'il s'arrête avant d'être saoul pour porter des toasts avec de l'eau ou du jus de fruit ne serait qu'un léger contretemps : il trouverait bien un moyen de poursuivre cette fête dans un cadre plus décontracté - sans Tiberias et son ombre - où personne ne trouverait quoique que ce soit à redire à une ébriété fort avancée - c'était humain après tout.

" Un toast en l'honneur d'Athorn. Puisse le vent toujours caresser ses ailes !"

Tout en vidant sa choppe, Flaïnor s'adressa discrètement au dragon émeraude sur un ton de conspirateur : * C'est maintenant le moment de porter des toasts en l'honneur de tout et de n'importe qui, tant que ça reste dans le sujet !

Curieux. Ce fut le meilleur adjectif que Garnyiss trouva pour décrire le fait d'entendre une nouvelle voix s'immiscer dans sa conscience superficielle. Fort heureusement, Walsir persistait à ne pas comprendre pourquoi les humains voulaient garder leurs pensées secrètes et être seuls à l'intérieur de leur tête alors qu'ils vivaient en communauté et que leurs gestes les trahissaient. Il avait même poussé le vice à trouver parfaitement normal qu'un dragon s'immisce dans la conscience des autres pour tailler de bout de gras. L'esprit s'était donc profondément retiré dans la conscience de Garnyiss avant le début de la cérémonie. Pas trop quand même car il souhaitait s'amuser lui aussi et ses attentes en la matière avaient été généreusement comblées bien qu'il n'eut pas parfaitement compris comment le compagnon de Tiberias puisse trouver Max et Blayde mignons. De son point de vue, ils étaient même moches avec leur visage écrasé et leur manque désespérant d'écailles. De tous les bipèdes qu'il avait croisés jusque là, seul Garnyiss trouvait grâce aux yeux de Walsir et seulement parce que lui était là. Avoir un second compagnon à écailles et crachant le feu n'était donc pas un luxe pour l'esprit et il lui tardait de voir enfin le jour où tous ces secrets n'auraient plus raison d'être. Bigre, qu'est-ce que les discussions avec d'autres membres de son espèce lui manquait...

Cette vague de nostalgie vint s'échouer dans la conscience de Garnyiss tandis qu'Athorn se présentait tout en se portant garant de son dragonnier. Tranchant allègrement avec l'ambiance présente, une scène s'imposa au chef du Nomins Ageati. Celle d'Athorn donnant la fessée à Max comme si ce dernier n'avait été qu'un gamin et le dragon son très cher paternel.

* Je suis ravi de faire votre connaissance, Athorn*, répondit-il sur un ton courtois tout en inclinant légèrement la tête.* Mais au moins votre surveillance pourra-elle être divisée par deux. Flaïnor semble l'apprécier.*

Il mettait même du cœur à l'ouvrage, en témoignaient le tonneau qu'il avait lui même trainé et son petit numéro d'esbroufe avec la choppe. Vu le tempérament du dragon rouge, ce n'était pas étonnant. Qu'Athorn lui emboite le pas étrange. Que Walsir semble approuver l'initiative des deux dragons rendait leur petit manège plutôt inquiétant. Quel que soit le crétin qui avait dit ou écrit que les dragons était des créatures dotées d'une merveilleuse sagesse, il s'était royalement pris les pieds dans son ignorance. C'était soit ça, soit envisager l'hypothèse que le Nomins Ageati était un aimant à dragons particulièrement portés sur la boisson, la bouffe et les plans foireux. Un cocktail particulièrement explosif...

" Je porte un toast en l'honneur de Max, notre nouveau général. Puisse-t-il toujours trouver de l'ombre !"

Non ! Ils n'étaient tout de même pas en train de faire ça ?!, s'exclama intérieurement Garnyiss tout en trinquant avec Max, un sourire aux lèvres. L'initiative était louable mais il y avait là derrière sûrement autre chose qu'une innocente volonté d'honorer le nouveau général. Sans doute un plan foireux mis au point par les deux dragons pour vider en tout impunité et avec la bénédiction de Sil'Arn et du Nomins Ageati les réserves de vin des oasis...

" Je porte un toast en l'honneur d'Athorn. Puisse le vent toujours caresser ses ailes !"

Et voilà. quelques mots avaient suffit à ébranler la machine jusqu'au début d'une pente verglacée par endroit. Les toasts allaient se succéder et certaines personnes portées sur les coups de coude ou les allusions grivoises attendaient sans doute que le nouveau général porte à son tour des toasts en l'honneur de ses hôtes si prévoyants. Blayde avait su esquiver la chose avec maestria et Garnyiss mourrait d'envie de pouvoir l'imiter. Mais voilà, les regards se posaient sur eux et il était plus que temps de préciser deux trois choses avant que la fête ne vire à l'incident diplomatique majeur.

* C'est l'épreuve du feu,* fit-il mentalement à l'adresse de Max tout en vidant à nouveau la choppe aimablement fournie par Flaïnor pour la troisième fois. Tout en la remplissant à nouveau au quart pour le prochain toast, il ajouta avec un éclat de rire que seuls eux deux pouvaient entendre, * Affronter les chacals et scorpions de Sil'Arn sans vexer personne. Le grand prêtre du culte de la guerrière maudite, Tiberias, attend sans doute que vous honoriez sa déesse mais si vous le faites, honorez également le régent ainsi que l'armée régulière. Avec de l'eau, ça fera meilleure impression...*

Comme si l'assemblée n'avait attendu que cela le silence se fit et tous les regards se tournèrent vers Max avec une avidité débordante. Garnyiss soupira tout en contemplant le contenu de sa choppe. L'épreuve du feu, c'était un doux euphémisme décidément vu les angles que le compagnon de Tiberias s'était appliqué à rendre tranchant.

* Bonne chance !*

Tibérias adressa donc ses félicitations aux nouveaux gradés. En retour, Max le remercia et lui serra la main. Le grand prêtre des Larmes lui rendit sa poignée de main avec une sincère franchise. Déjà, le nouveau général avait réussi à gagner un peu de son estime, pourtant difficile à obtenir. Blayde, quant à lui, lui posa la main sur l’épaule, échangeant un regard appuyé avec lui, avant de quitter la cérémonie, ce qui serait vu d’une manière peu favorable pour le second en chef du Nomins Ageati. Puis Tibérias retourna à sa place, intérieurement reconnaissant – celui lui était difficile à se l’avouer - à GreyMalkin de ne pas avoir fait un nouvel esclandre. Peut être avait-il compris qu’il marchait sur une frontière dangereuse, ou au contraire se réservait-il pour la suite.

L’attention de l’assemblée fut alors détournée par le comportement du dragon rouge connu sous le nom de Flaïnor. Ce dernier, sans se soucier des convenances – mais avait-on déjà vu un dragon se soucier des convenances ? – s’était emparé d’un tonneau de vin, et se dirigea vers le général des armées et son cher chef, échangeant au passant devant Tibérias quelques mots avec ce dernier sur le vin des oasis et son bouquet incomparable. Le grand prêtre ne put qu’approuver aux mérites que vantaient Flaïnor.

Se perdant parmi la foule, Tibérias s’arrêtait de temps en temps pour échanger quelques banalités avec les gens présents. Tous le connaissaient au moins de réputation, et, à défaut de l’aimer, lui montrait un certain respect, ne serait-ce que pour la part importante que ses guerriers avaient prise lors de la défense de la ville de Sil’Arn contre les attaques des dragons de Nuit. De son côté, GreyMalkin était en grande discussion avec une des émissaires du clan, Sindarian. Alors que la jeune femme se montrait incisive, il lui répondait calmement, avec une pointe de désinvolture qui avait le don d’agacer Sindarian.

" Je porte un toast en l'honneur de Max, notre nouveau général. Puisse-t-il toujours trouver de l'ombre !"

La voix du capitaine Zoriam s’éleva alors, couvrant les conversations. Au passage d’un serveur, GreyMalkin s’empara de deux verres et en tendit un à sa compagne. Dans un parfait ensemble, la foule lança en réponse :

« A Max ! »

Mais alors qu’elle buvait son verre, Sindarian crut entendre : « Puisse la Guerrière l’épargner ! » Quand elle se retourna, GreyMalkin avait déjà filé et se dirigeait d’un pas décidé vers Garnyiss et Max.

" Un toast en l'honneur d'Athorn. Puisse le vent toujours caresser ses ailes !"

Les toasts n’allaient pas tarder à s’enchainer, songea Tibérias, et au rythme où cela allait, la cérémonie n’allait pas tarder à s’achever en orgie. Le grand prêtre soupçonnait fortement le dragon rouge d’être derrière tout cela, ne serait-ce qu’à cause de la réputation qu’il trainait avec lui. Mais ces toasts allaient aussi révéler les liens politiques au sein même du clan, et Tibérias était curieux de voir qui allait honorer le nouveau général.

« Excusez-moi, capitaine Bar’H’Ahïn ? C’était GreyMalkin, qui, se rapprochant discrètement de l’intéressé, venait de s’adresser à lui, toujours avec cette pointe de moquerie dans la voix. Je m’étonne de ne pas voir avec vous cette jeune femme qui vous accompagnait dans le Nord. Quel était son nom … »

Sa question resta en suspens, alors que son regard se perdait vers la tour du Temple des Larmes qu’on voyait depuis la plate-forme. Les nuages s’y accrochaient, s’y effilochaient en formes…

« Etrange. »

L’un de ses nuages avait pris la forme d’un petit équidé, un poney à la longue crinière, que la lumière du soleil colorait d’un…rose fluo ? tandis qu’un autre rappelait vaguement un chou de pièce montée. Ailleurs, on aurait dit qu’une abeille s’amusait à asticoter un ours mal léché. Puis ces nuages se dispersèrent sous un souffle d’air violent, laissant vide le ciel bleu azur du désert. Mais alors que GreyMalkin s’apprêtait à reprendre sa conversation avec Garnyiss, un rugissement puissant se fit entendre, et après un instant de flottement, tous les regards convergèrent vers la position approximative du Temple.

Autour de son unique flèche, un dragon volait en cercle. Enfin, un dragon, parce qu’il n’existait pas de meilleurs termes pour décrire ce que c’était. Une parodie de dragon, peut-être. Certains de ses membres étaient disproportionnés, sa patte avant gauche beaucoup plus longue que la droite, ses côtes étaient par endroit visibles – et en parlant de côte, c’étaient réellement les os – et des excroissances osseuses bien différentes des piques que portaient habituellement les dragons le rendaient encore plus difformes. Pour compléter le tout, de longues tentacules avaient pris racine sur son torse et fouettaient l’air en tout sens. Cette horreur draconique, d’un blanc grisâtre tirant vers le bleu, semblait entièrement concentrée sur la tour, quand soudain, il braqua son regard d’un blanc laiteux sur la plateforme de l’Aile du Dragon où se tenait la réception, et battant des ailes, se dirigea vers elle.

Alors qu’un silence horrifié était tombé à la vue de la créature, la voix amusée de GreyMalkin le brisa :

« Bienvenue à Sil’Arn, cher Général ! »

« Impossible… C’est impossible… »

La voix de Garnyiss ne fut qu’un murmure, perdu au milieu des cris d’effroi et de surprise. Autour de lui, l’on s’activait sous les ordres de Max. Des ordres qu’il aurait du donner, souffla une petite partie de lui. Celle qui avait vu les rivières de sang se jeter dans le lac Isenstar et franger ses eaux sombre d’écume écarlate. Témoin effaré de tout ce que les habitants de l’Alagaësia pouvaient commettre en matière d’atrocité et de démonstration de force. Et pourtant, ce n’était pas assez…

Le chef du Nomins Ageati ne pouvait détourner son regard de la parodie de dragon qui avait surgi de nulle part dans les cieux limpides du Hadarac. Il resta tétanisé, la respiration hachée, indifférent à l’agitation qui avait gagné l’assemblée. Le bruit de courses effrénées et de cris effarés avait remplacé les rires et l’ironie de certains sans que Garnyiss ne semblât vraiment s’en rendre compte. Il n’entendait que le mugissement de l’air sous les ailes du dragon et son cœur battant à l’unisson…

Comme s’il sentait l’attention particulière dont il faisait l’objet, le dragon tourna sa tête triangulaire vert Garnyiss. Son regard laiteux se refléta dans l’or terni de celui de l’humain. Un dragon… Oui, cette créature l’avait été un jadis. Un fier maître des cieux qui ne connaissait nulle prison. Une créature de magie réduite maintenant à l’état d’esclave. Dépossédée de tout jusqu’à la dernière parcelle d’elle même. Si l’existence des Transformés et leur nature n’étaient malheureusement plus un secret pour le chef du Nomins Ageati, jamais encore il n’avait ne serait-ce qu’entendu qu’il était possible de transformer des créatures de magie tels que les dragons.
Qui plus est, comment était-il arrivé ici ? Personne ici n’avait les ressources et les connaissances nécessaires pour arracher à un dragon son identité elle-même et l’enfermer à jamais dans son corps perverti. Personne… C’est ce qu’il avait cru jusqu’à présent. Ce qu’il avait voulu croire à tout prix, dans un vain espoir que les lieues le protégeraient de l’influence de l’Hiver. Cruelle ironie du destin que de voir ses certitudes s’effondrer au moment même où il fêtait la renaissance du Nomins Ageati.

La plateforme sous ses pieds elle même bascula légèrement lorsque Athorn pris son élan pour s’élancer dans les cieux à l’assaut du Transformé. Avant que les flammes d’émeraude ne cachent la créature à la vue de tous, Garnyiss vit briller dans son regard laiteux l’étincelle de ce qu’elle avait été avant de rencontrer sa terrible destinée. L’espace de quelques secondes, les deux êtres se reconnurent mutuellement pour ce qu’ils étaient. Rien de plus que des ombres errant à la frontière de la folie. Condamnés à lutter sans relâche contre la magie qui rongeait leur être tel un cancer dont ils ne devaient jamais guérir. Destinés à assister, impuissants, à leur transformation en être difformes et sanguinaires au fur et à mesure que leur nature s’effritait. Lutter de toutes ses forces ou succomber à cette magie, quelle différence au final ? Il subsisterait une petite étincelle de ce qu’ils avaient été. Un soupçon d’humanité pas assez puissant pour renverser le processus mais suffisant pour torturer les fragments résiduels de leur conscience à la vue de que ce qu’ils faisaient.

C’était cette étincelle-ci qui papillota fugitivement dans le regard du dragon. Lasse de lutter, horrifiée de tout ce qu’elle avait commis. Le mince contact fut rompu au moment où l’imposant dragon vert percuta le Transformé de tout son poids. Emportés par l’élan du premier, les deux dragons décrivirent une parabole avant d’écraser en dehors de Sil’Arn. L’impact fit frémir la ville entière jusque dans ses fondations. Alors seulement le chef du Nomins Ageati prit-il conscience du regard que posait sur lui son général. Le péril avait été écarté pour le moment vais Max hésitait visiblement sur la conduite à suivre. Il n'y en avait malheureusement qu'une seule...

* Au revoir mon frère. Tu retrouveras bientôt tes ailes...*, fit Walsir dans un triste filet de pensée avant que les mots de Garnyiss ne scellent le destin du Transformé. Seul le silence lui répondit mêlé d'un rugissement de défi à l'encontre d'Athorn.

« Dîtes à Athorn de faire ce qu'il a à faire.»

Les mots sortirent de la bouche de Garnyiss à contrecoeur mais que pouvait-il faire d'autre ? Tout Transformé qu'il soit, il subsistait encore en lui une étincelle de dragon. Sans nulle doute une fière créature comme Athorn, Flaïnor ou dans une certaine mesure Walsir. Après ce que le dragon avait enduré et ce qu'il continuait d'endurer en ce moment même, la mort était préférable à la solitude à laquelle Nuit avait été condamnée. Par respect pour l'étincelle de dragon qui papillotait encore dans l'âme du Transformé, Garnyiss ajouta, comme un supplique destinée tant à l'attention de Max qu'à celle de Flaïnor

« Mais laissez le mourir comme un dragon...»

Sur ces mots, le chef du Nomins Ageati prit une profonde inspiration avec de regarder les cieux. L'azur immaculé du Hadarac disparaissait, englouti par la gris cotonneux de nuages sortis de nulle part. De gros flocons de neige commencèrent à tomber délicatement sur le sol tandis que de fines dentelles de givre ornaient les bâtiments les plus proches du Temple des Larmes. Insensible au froid qui commençait à s’abattre, Garnyiss tendit la main pour attraper un flocon au vol.

« Tout a une fin.», fit-il à haut voix sans s'adresser à personne en particulier. Dans sa main, la délicate dentelle du flocon de se déforma jusqu'à n'être plus que gouttes d'eau qui s'échappèrent entre ses doigts. Son regard se reposa sur les deux dragon et un sourire triste étira les lèvres de Garnyiss.

« Même ce semblant de vie...», ajouta-il dans un murmure que le vent emporta...
,

Le silence s’était abattu sur la plateforme lorsque l’horreur était apparue dans les cieux de Sil’Arn, et Tibérias, en grande discussion avec un des intendants de Sil’Arn, n’avait pu que contempler, médusé, le dragon Transformé. Un sentiment terrible lui sera la poitrine lorsqu’il se rendit compte que c’était près des flèches du Temple des Larmes qu’il s’était matérialisé. Ce fut presque avec soulagement qu’il le vit s’éloigner pour, avec d’amples battements de ses ailes déformées, se précipiter vers la plateforme.

Pour ses sarcasmes, Tibérias aurait volontiers fait taire à jamais GreyMalkin, mais il dut lui reconnaitre le mérite d’avoir brisé la stupeur et l’inaction. Bientôt, le chaos s’installa, et seuls les ordres clairs du nouveau général permirent d’éviter une catastrophe. Le Grand Prêtre se mêla aux soldats pour aider l’évacuation de la plateforme, montrant ainsi que le Culte de la guerrière Maudite ne restait jamais inactif face au danger.

Alors qu’une partie importante de la foule était déjà partie, et que seuls les soldats de métier et quelques autres demeuraient sur la plateforme, celle-ci tangua légèrement. Tibérias se retourna juste à temps pour voir Athorn, le dragon émeraude du général, s’envoler à la rencontre du Transformé. Un spectacle magnifique à voir, malgré les circonstances. Un tapotement sur son épaule le fit légèrement sursauté. GreyMalkin se tenait à côté de lui, et pour une fois, il semblait avoir perdu son air bravache. Sans voir son visage, il pouvait deviner l’inquiétude de l’homme en noir.

« Vous devriez retourner au Temple, Tibérias. »

Le grand prêtre acquiesça. Il comptait de toute façon s’y rendre dès que l’évacuation aurait été finie, mais le fait que GreyMalkin lui-même s’inquiète le décidait. Même si il ne l’appréciait guère, il savait qu’ils partageaient tous deux le souci d’Elle. C’était dans ces moments que l’homme en noir remontait dans son estime. Alors qu’il quittait la plateforme, il eut le temps d’entendre :

« Wouah, belle armure. Vous comptez l’éblouir ? »

Décidemment, certaines choses ne changeraient jamais…

Arraché à son monde et à son temps, le dragon Transformé était désorienté. Parti, la morsure froide de l’hiver. À la place, le vent chaud du Hadarac qui faisait fondre la neige. La sensation fit place à la rage d’être, encore une fois, manipulé par une force plus grande et plus puissante que lui. Lui qui jadis avait été un fier seigneur des cieux n’était plus qu’un pion dans une guerre qui n’était pas la sienne. Son regard aveugle se tourna vers la plateforme, croisa un instant celui de l’homme aux cheveux blancs, sans le voir, puis le cri de défi d’un autre dragon l’atteignit, peu avant qu’il ne le percute et les envoient tous deux s’écraser dans le sable.

Le Transformé se redressa, battant de ses ailes et de ses tentacules, créant une tempête de sable destiner à aveugler son adversaire. Son adversaire ? Vraiment ? Ou leur adversaire, à eux qui le manipulaient ? Cela n’avait pas d’importance. Tout ce qui comptait était leur mort. Soudainement, le dragon Transformé cracha une sorte de bave qui alla s’écraser sur les écailles d’Athorn. Celles-ci se mirent à grésiller, lentement mais sûrement dévorées par l’acide qui depuis longtemps rongeait aussi le Transformé…

La neige s’abattait maintenant sur la plateforme. Déjà, les toits blanchissaient. Le chef du Nomins Ageati semblait perdu dans une sombre mélancolie, alors qu’il assistait au combat entre les deux dragons.

« Tenez. Vous n’êtes pas obligé de me le rendre après. »

GreyMalkin s’était approché en catimini de Garnyiss et lui tendait un mouchoir blanc brodé aux armes du Temple des Larmes. Ironie, quand tu nous tiens…

* Oh, je ne savais pas que j'avais aussi un côté pot de fleur !*, ricana Flaïnor qui, bien qu'à distance raisonnable avait plus ou moins entendu les paroles de Max. A moins qu'il n'ai tout simplement entendu un courant d'air porter son nom - ou senti ses oreilles siffler.

Quelle qu'en soit la cause, il ricana de plus belle tandis que Garnyiss lui transmettait la chose puis grogna mentalement, tant à l'adresse du chef du Nomins Ageati que de son général, fort peu au courant des mœurs et vilaines habitude d'une certaine faune. Le second pouvait remercier les dieux - ou pourquoi pas la Dame, tant qu'à faire - de ne pas être au parfum, mais le premier. N'était ce pas celui-là autour duquel flottait la douce fragrance givrée des froides Contrées du Nord ? Le dragon rouge n'était pas expert en la matière mais cette aventure là l'avait marqué dans sa chair - en plus de lui donner des envies de grillé tout ce qui était habillé en rouge - et changé quelque chose en lui - sans parler de sa dragonnière mais ça, c'était toute autre chose - au point qu'il ressentait plus ou moins la magie impie qui baignait les lieux et imprégnait tout ce qui y passait à sa portée. Pour le meilleur comme pour le pire.

* Je préfère rester à portée !*, avança-t-il avant d'ajouter, un nuance de dédain dans la voix,* C'est que ces trucs là sont comme les lapins. Vous en voyez un et quinze minutes plus tard, il y a une foule dans les gradins pour assister à une partie d'échec grandeur nature... Alors imaginez si ça commence avec des trucs de ce calibre là...*

Le truc désignant évidemment le simulacre de dragon toujours en prise avec Athorn. Tout deux plus grands et plus massifs que la pauvre Flaïnor. De là venait sans doute son manque d'enthousiasme certain à aller jouer les petits pois entre deux montagnes mais ça, il était bien trop fier pour l'avouer, y compris à lui même.

* Et ce n'est pas comme si Athorn était incapable de fort bien se débrouiller tout seul !*

En dépit des trésors de mauvaise foi que Flaïnor était capable de déployer, force était d'admettre qu'il n'avait pas tout à fait tort de ce côté là. La créature sortie tout droit d'un cauchemar subissait plus que tout autre chose, trop occupée à ne pas devenir un carpaccio de dragon fumé pour infliger des blessures signe de ce nom à son adversaire.

" Le cauchemar de beaucoup, j'en ai bien peur. Des créatures vivantes dépouillées de tout ce qu'elles étaient pour devenir ce que vous avez devant les yeux", fit Garnyiss en se tournant vers Max, le visage figé en un masque de froid colère." Une arme intelligent, dénuée de la moindre parcelle de pitié ou de peur, assoiffée de sang, aussi intelligente que redoutable... Mais jamais..."

Jamais quoi ? Personne à part à part Garnyiss ne le saura jamais car ses derniers mots furent noyés dans un rguissement semblable à un véritable coup de tonnerre. Une épouvantable odeur de ce que des être d'une autre planète en d'autres temps auraient qualifié de caoutchouc brulé vint assaillir les narines de tous ceux qui avaient le malheur d'avoir un nez à Sil'Arn. De par toute la ville, l'air crépita, subitement lourd d'électricité statique. Poils et cheveux ne tardèrent pas à se dresser,lançant par la même une nouvelle mode qui fit perdre au général fraichement intronisé dans ses fonctions une bonne partie de sa superbe.

* Que dirais tu de partir maintenant ? Avant de jouer les paratonnerres ?*

Comme pour répondre aux inquiétudes de Walsir, des étincelles se mirent à danser autour d'Athorn, plus fortes à chaque secondes. Des éclairs ne tardèrent pas à danser sur les écailles du dragon vert, en réponse à la fureur de son homologue tentaculaire. Une patta griffue et noircie traversa alors rageusement le rideau de flammes dans la but avoué d'arracher, dans le meilleur des cas - pour Athorn - une généreuse portion de la mâchoire du dragon émeraude.

A la merci d’Athorn, la gueule maintenue fermée par la queue du dragon émeraude, son cou menaçant de rompre sous sa morsure, ce qui fut jadis un fier dragon dans une guerre que le monde avait oublié puisa dans ses dernières forces et poussa un terrible cri de défi, mâtiné de douleur et de haine. Mais ce cri fut très vite couvert par des bangs successifs qui faisaient trembler les murs de Sil’Arn tout entière. Le cri du Transformé s’interrompit brusquement, tout comme les bangs, ses tentacules cessèrent de s’agiter furieusement, et un mélange d’ichor verdâtre, de cervelle et d’os couvrit le compagnon de Max. Tel un papillon entre les mains d’un lépidoptérophile, sa tête était à présent transpercée d’un pieu, qui se finissait par un panneau sur lequel était écrit :

Alors que ceux qui étaient restés sur la plateforme contemplaient le spectacle, certains à travers des longues-vues, d’autres par la magie, le corps du dragon Transformé se dissipa en bulles de savon iridescentes sous Athorn, et portées par les courants chauds du désert, se dissipèrent dans les airs. Seul restait planté dans le sol le panneau.

Dans le silence qui s’était abattu, une voix s’éleva, claire et forte, porteuse d’une vérité que nul ne saurait dénier :

« Cette victoire est l’œuvre de la Guerrière Maudite. Louez soit son nom ! »

Et GreyMalkin tomba sur ses genoux et se mit à prier. Bientôt, d’autres sur la plateforme firent de même, oubliant bien vite que c’était Athorn qui avait probablement sauvé la ville de l’ire du Transformé, et que sa mise à mort par le dragon n’avait été empêché que par l’intervention inopinée de ce panneau…

Tibérias montait avec difficulté l’escalier menant au sommet du Temple. De la neige en plein désert…Cela ne pouvait être qu’un acte d’infâme sorcellerie, d’un de ses magiciens dont Elle lui avait brièvement parlé. Le Grand Prêtre frissonna sous l’effet de la température négative. Du gel se formait sur les marches et il devait avancer lentement pour ne pas tomber et se rompre le coup. A deux reprises déjà, il avait glissé et s’était rattrapé de justesse. Lorsqu’il arriva au sommet, un rictus se peignit sur son visage. La porte était gelée, impossible à ouvrir…bien sûr.