Les dragons étaient imprévisibles, incontrôlables, Ellenwen se rappelait juste cette première leçon, la raison même de sa profonde angoisse face à ces reptiles ailés. Elle sentit la frayeur et la rage de la dragonne envahir son esprit, si fortes que ses défenses mentales en furent secouées. Elle sut, avant même d'entendre le bruit de déchirure de sa besace, que l'instinct de la dragonne la rattrapait et qu'elle allait se défendre de la seule façon qu'elle connaissait... l'attaque ! L'elfe marmonna un juron et tenta de rattraper la petite boule d'écailles qui jaillissaient de son sac, en pure perte. Elle grimaça, échangea un regard avec Sunyel et ferma les yeux de désespoir lorsqu'elle entendit le hurlement de douleur de l'homme qui venait de surgir.

Elle les rouvrit, vit l'acide qui rongeait le visage de l'homme, ses tatouages de clan, sa taille et sa barbe. Elle n'eut que le temps de noter dans un coin de son esprit l'étrangeté de la dragonne et de son venin avant que la situation ne lui apparaisse dans toute sa complexité et son horreur. L'homme qui se tenait devant elle, assommé et avachi n'était définitivement un ami. Elle n'avait pas à réfléchir trop longtemps pour savoir qu'elle avait à faire à un premier homme en patrouille, probablement à la recherche des rebelles ou des bois qui profitaient de ces vastes étendues sauvages pour se cacher.

- S'il est là, il n'est pas seul. Et si ses compagnons le retrouvent ainsi, défiguré et assommé, nous sommes bons pour une chasse à l'homme organisé.

Et avec une jeune elfe inexpérimentée et une dragonne encore trop spontanée, elle n'était pas sûre de pouvoir tous les protéger. Elle soupira. La lassitude, qui s'était effacée durant quelques instants, revenait prendre place dans son esprit, dans son corps, tordant son coeur. Elle regarda la jeune elfe dont les traits étaient tendus par l'angoisse puis la dragonne, à demi penaude. Elle tenta un maigre sourire pour les rassurer.

*Ce n'est pas de ta faute, rassure toi. Tu as agi du mieux que tu pouvais selon les circonstances. Mais je ne peux pas laisser cet homme ainsi, je vais devoir le soigner.*

Elle s'approcha doucement de la forme à terre avec une nouvelle grimace de réprobation. Si on lui avait dit un jour qu'elle se retrouverait à soigner un envahisseur. Elle étendit ses mains, tâta les contours de la blessure. Cela allait être dur à guérir. Elle ne pouvait pas juste refermer une plaie, recoller les tissus. Elle allait devoir reformer la peau, recréer le visage, complètement rongé par l'acide.

- Sunyel, peux-tu t'assurer que personne n'arrive ? A mon avis nous n'avons pas beaucoup de temps ! A moins que tu ne saches comment le soigner rapidement ? Dragonna, sais-tu ouvrir ton esprit ? Peux-tu sentir combien de présences nous entourent ?

Ellenwen soutint l'elfe qui tremblait sous ses doigts. Elle sentait sa fatigue à la crispation de ses muscles, à sa respiration haletante. Lorsque, enfin, la jeune femme s'effondra, assise sur les fesses, l'elfe se détendit à son tour et s'autorisa à clore les yeux et à laisser son esprit battre la campagne pour trouver le calme qui lui manquait. Elle se sentait aussi épuisée que sa compagne. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas usé de magie avec une telle puissance en oubliant tous les dangers qu'une telle utilisation pouvaient engendrer.

- Du temps, de la gravité et de la puissance que vous avez déployé. Utiliser la magie est devenu dangereux, parfois même pour de faibles sorts. Tu vas devoir apprendre à être prudente lorsque tu l'utilises, à double titre. La magie est devenue aléatoire et dangereuse en elle-même et les envahisseurs veulent contrôler son usage et le réduire à leur bénéfice.

Elle regarda les deux jeunes êtres qui l'entouraient et croisa le regard de la dragonne qui la désapprouvait de tout son être. Elle secoua la tête, contrariée et fronça les sourcils. Il lui semblait que la dragonne refusait d'apprendre, refusait de comprendre. Enseigner à autrui ce qu'elle savait. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait plus eu à le faire, plus depuis qu'elle avait décidé de redonner la couronne que les elfes lui avaient accordé, et elle se sentait un peu vainement irritée. La dragonne faisait la forte tête, sans même écouter la voix d'un être qu'elle savait vieille, très vieille, si elle savait sentir les esprits.

- Venez, nous ne devrions pas rester ici. Je ne suis pas tranquille, éloignons-nous un peu.

Elle tendit la main vers la dragonne, lui proposant de monter sur son bras et sur son épaule si elle le souhaitait et aida l'elfe à se remettre debout. Puis elle marcha rapidement sur le sentier, parlant d'une voix rapide et lasse.

- Le monde est compliqué et l'a toujours été. Ces hommes sont des envahisseurs, venus d'au delà des mers. Je ne pense pas que ce soient de mauvaises gens. Ils ont une vie, des amours, des buts, des rêves. Mais ce sont des conquérants, ils ont la guerre dans le sang et dans l'esprit. Ils ont jeté leur dévolu sur ce pays et désormais il est leur, tout du moins dans leurs plans. Ils ont une étrange magie, dont je ne sais presque rien, mais qui peut parasiter la nôtre et ils le savent. Tout comme ils savent que notre magie est dangereuse et qu'elle pourrait se retourner contre eux et dévaster leur rang. Ils la craignent autant qu'ils la méprisent. C'est pourquoi ils ont ordonné que tout magicien se soumette à eux... ou soit déclaré comme renégat et traqué, impitoyablement. Je suis l'une de celle qui a refusé de se soumettre.

Un instant, ses yeux pétillèrent d'une fureur contenue, au souvenir des batailles qu'elle avait vécu et du sang qu'elle avait fait couler.

- Ils ne vous traqueront peut-être pas, toutes les deux, si vous vous soumettez à leur pouvoir, mais ils n'auront de cesse de vouloir me détruire.

Elle eut un bref éclat de rire.

- J'ai tué trop des leurs, contrecarré trop de leurs plans.

(bah hésite pas à te mettre en avant ! Moi j'ai essayé de pas t'ignorer et de t'intégrer du mieux que je pouvais mais j'avais l'impression que ton dragon s'en foutait alors je savais plus quoi faire )

Ellenwen sursauta, violemment. Elle se faisait vieille, trop vieille pour espérer survivre encore bien longtemps lui semblait-il. Elle n'avait pas entendu arriver les deux hommes qui arrivaient. Elle s'était reposé sur la dragonne pour connaître ce qui les entourait, oubliant qu'une dragonne aussi jeune et aussi inexpérimentée avait encore de bonne chance de se tromper lors d'une reconnaissance mentale. Elle s'y était fiée et voilà que les deux voix d'homme se rapprochaient, porteuses d'une menace inconsciente. En un instant, elle porta la main à la petite dague qu'elle portait à la ceinture - une arme dérisoire face à ce qui les attendait. Elle se sentait trop fatiguée pour combattre, trop fatiguée pour encore prendre une vie, fuir, encore.

- Ils arrivent.

Les mots jaillirent dans un souffle, sans trop qu'elle sache si elle parlait à Sunyel et à la dragonne ou à elle-même. Un instant, une centaine de possibilités filèrent dans son esprit. Se battre, fuir, aller à leur rencontre, mentir, tricher, grimper... Mais avant même qu'elle ne puisse réagir, elle vit la petite dragonne s'envoler du sol et, en l'espace de quelques secondes, assommer les deux hommes qui venaient d'apparaître.

Elle resta un instant, bouche bée, à regarder la petite boule d'écailles violette voleter avec grâce. Puis, sans qu'elle puisse s'en empêcher, elle éclata de rire. Elle rit, avec un fond de désespoir, jusqu'à ce que les larmes lui montent aux yeux et qu'elle les essuie du revers de la main. C'était tellement imprévu. Tellement étrange. Tellement surprenant. Elle reprit son souffle et tendit le bras pour que la dragonne s'y pose. D'un doigt, elle gratta ses écailles, comme elle avait si souvent vu Laïaga le faire avec Yarrock, son dragon.

- Cette fois je crois que nous devrions filer, jeunes demoiselles. Merci, Dragonna pour ton aide. Je dois avouer que tu es redoutable efficace. Sunyel, prête à courir ?