Les deux tenanciers ne firent pas de chichis et invitèrent gracieusement leur deux hôtes à passer la nuit dans leur modeste relais gratuitement. Le plus maigre des deux avait hésité, mais sous le regard insistant de l'autre, il avait finalement cédé.
Korann et Espérance passèrent une nuit relativement calme, malgré l'orage qui faisait rage au dehors et l'étrange substance dans l'écuire. La jeune femme avait briévement expliqué au Jeger que la Kham était une drague de couleur rosé, obtenu par magie et qui faisait fureur parmi la jeunesse d'Urû'baen avant l'arrivée des Premiers Hommes. Depuis, le trafic s'était fait beaucoup plus discret.
Les deux rescapés repartirent au petit matin. Le soleil avait repris ses droits, et, bien que boueux, le chemin menant à Dras Léona était empruntable. Les deux tenanciers virent avec bonheur partir les "invités". Ils avaient permis en toute bonne foi au Jeger de fouiller leur modeste établissement, mais à part de la paille aplatie au dessus de l'écurie – et toujours la fameuse substance rose, qui se révéla bien avoir un goût délicieusement sucrée – il n'y avait rien.
En fin de matinée, ils arrivèrent enfin en vue de la capitale, siège actuel du pouvoir exercé par la Première Epée de Mastaï.
« Sire ? »
Rambert contemplait sans vraiment les voir les gardes qui s'entrainaient en contrebas. Pensif, il passait de temps en temps sa main sur sa barbe rousse.
« Sire ? »
Que de difficultés il avait rencontré ces dernières semaines ! D'abord la Bête, puis les Jegers, la mort de l'un d'eux et la survie de l'autre. Et Winitran qui était parti si brusquement, sans même un au revoir, alors qu'il avait fourni de biens meilleurs résultats que ses meilleurs gardes, malgré sa cécité. La belle donzelle était partie avec le Jeger à Dras Léona. Rambert n'avait même pas pu profiter de ses charmes attrayants – ceux de la donzelle, comprenons nous bien !
Et voilà que ses cousins commençaient à lui chercher des noises. Un jour, il arriverait à s'en débarasser pour de bon.
« Sire ! Votre rendez vous avec le guerrier…»
Rambert se retourna, enfin conscient que son trésorier lui parlait. Les caisses n'étaient pas bien remplies, mais le nobliau tenait à honorer ses dettes. Il s'empara de la bourse que lui tendait l'homme et quitta la salle.
Ses pas le conduisirent à l'extérieur. Il préférait rencontrer le guerrier en privé, loin du regard indiscret de ses hommes. La teneur de ses propos aurait pu en étonner certains. L'air était frais, encore humide des orages de la veille. Rambert s'emmitoufla dans son manteau alors qu'il passait derrière les baraquements des gardes. Il arriva enfin à destination.
«Ah, Winitran. Désolé de vous avoir fait attendre, mon ami, mais des affaires urgentes retenaient toute mon attention. Non pas que je ne vous considère pas comme une affaire urgente,non, non, loin de là. Je dois même dire que je vous admire. Ce combat héroïque contre ce dragon, malgré le danger et la récompense je dois bien vous l'avouer assez faible. Et malgré votre handicap, surtout. Vous avez pris des risques que certains des héros n'auraient jamais pris. Et même si je suis certain que ce Jeger s'accordera tout le mérite, ici, nous n'oublierons jamais ce que vous avez fait pour nous. Enfin, ce n'est pas ce qui vous intéresse, non ?
Vous nous avez quitté plutôt rapidement, la dernière fois. Je n'ai même pas eu le temps de vous dire au revoir. Quant à votre demoiselle…Espérance, je crois ? La laisser comme ça sans prévenir, ce n'était pas très chevaleresque. Vous allez me dire, parler de chevalerie à un simple mercenaire. Mais j'ai cru comprendre qu'il y avait plus en vous, un passé lourd que vous auriez souhaité oublier, n'est ce pas ? Cela titille ma curiosité, je dois bien le dire.
Mais vous avez laissé cette pauvre fille sans protecteur, et elle n'a eu d'autre choix que de repartir avec le Jeger. Elle ne vous a pas attendu, cela doit vous décevoir un peu, non ? On s'attache à des gens, on s'en occupe, on les protège des dangers, et quand on a besoin d'eux, quand on aimerait qu'ils restent encore un peu plus longtemps à ses côtés, au mieux ils vous laissent, au pire ils vous plantent un couteau dans le dos. J'ai connu ça, moi aussi.
Si cela peut vous rassurer, elle doit être à Dras Léona, en ce moment même. Je n'ai aucun doute qu'une fille comme elle puisse se débrouiller seule. Et peut-être qu'un jour, vous vous retrouverez, loin de toutes ces guerres perpétuelles, de ce merdier en somme.
Maintenant, j'espère que vous ne m'en voudrez pas de ne pas pouvoir discuter plus longtemps avec vous, mais je dois régler quelques difficultés avec mes cousins. Au fait, voilà votre paiement. Ce n'est pas beaucoup, comme je vous l'ai déjà dit, mais vous avez aussi toute notre reconnaissance. Nous ne nous sommes pas connus pendant longtemps, et je ne suis pas certain que vous m'appréciez vraiment, mais j'espère sincèrement que vous trouverez le calme, loin de tout ça. »
Rambert s'éloigna, le cœur allégé du devoir accompli. Seul gardien de ses confidences et de la récompense si durement acquise, un cairn de pierre anonyme.