Dans les rues enflammées d'Uru Baen, la fête se prépare. Sous des masques, des capes, la population entière s'affole, se costume, se grime. Les robes tourbillonnent, les loups de velours, de satin brillent à la lumière des torches. Dans un tourbillon chacun court, danse, boit, s'aime. Au coin du feu, les contes et légendes se murmurent, à demi mots, les frissons secouent les échines. Ce soir, un pays tout entier s'apprête à accueillir ses morts pour la nuit, à fêter leur mémoire, leur souvenir pour repousser les fantômes qui, tous les ans, hantent les moins reconnaissants de ses parents. Ce soir, comme peu de soir, même la loi a rangé son épée au fourreau, inutile face à la marée humaine qui envahit les rues, à l'alcool qui coule à flot.

Dans les rues, les ruelles, tout le monde se croise, sans se reconnaître, à l'abri derrière les déguisements. Chacun joue les saynètes de leurs vies, jette le sel dessus son épaule pour chasser le mal. Les croyances de chacun se mêlent et se confondent dans un seul but : se protéger et défier la nuit. Pour une nuit, tout le monde s'oublie, boit, danse et chante.

Une danse. La voix résonna derrière elle, éclipsant les bruits alentours. Surprise, Ellenwen se retourna vivement, faisant tourner autour d'elle sa longue robe, patchwork de tissus colorés. Pendant un instant, elle resta figée devant les yeux rouges qui la dévisageaient, à la fois si familier et si étrange. Elle distinguait la peau noire, les mouvements plus fluide que ceux des humains qui l'entouraient. Elle eut un sourire en coin. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas croisé de drow. Il lui semblait qu'elle rencontrait un lointain cousin, encore un peu étranger. Elle tendit la main, la posa au creux de celle qui se tendait.

- Ce serait un plaisir.

Un peu de détente, dans une foule qui la protégeait, qui gardait ses mystères... Elle sourit à nouveau et s'inclina légèrement, selon l'antique coutume elfique, esquissant à peine son mouvement. Ses yeux croisèrent à nouveau ceux de son compagnon. Sa main suivit son regard, vola jusqu'à ses oreilles, suivit du bout des doigts leurs pointes effilées. Elle grimaça légèrement, embarrassée puis cligna de l'oeil envers son compagnon. Alors, ses oreilles s'arrondirent légèrement, presque semblable à celle d'un humain.

- La discrétion est sage depuis peu.

Tout semblait danger ce soir, songea Ellenwen, dans un frisson dont elle ne sut s'il était heureux ou effrayé. Dans le regard de l'homme qui la faisait danser, elle voyait briller le reflet de son sourire, trop animal, trop chasseur. Quelques cris autour d'elle, la lente avance d'une vieille connaissance, augmentaient les battements de son coeur, élargissaient ses narines... L'ivresse de la nuit, le relâchement qu'elle entraînait commençait à se dissiper dans une excitation étrange. Elle saisit d'une main un verre et but lentement, savourant la brûlure de l'alcool, tentant d'oublier la voix et les yeux verts qui lui murmuraient qu'elle vivait de danger et que, autour d'elle, la réalité semblait se distordre pour lui procurer le frisson qui la faisait vivre.

- Peur ? La peur est une vieille compagne. Ce qui est inquiétant, c'est quand elle devient la bienvenue.

Elle se retourna, sourit, le ventre toujours noué, au Premier Homme qui se dirigeait vers elle. Elle reconnaissait si bien ces yeux, sa démarche trop assurée. L'espace d'un battement de coeur, elle se sentit infiniment soulagé qu'il ne pût la reconnaître sous ses traits de femme mûre, un peu lourde, les pommettes piquetées de tâches de rousseur dissimulée derrière un loup de velours. Jamais il ne l'avait vu sous sa véritable apparence et, malgré la répétition de leur rencontre, elle aurait pu jurer qu'il ne saurait la reconnaître. Il la dépassa et le sentiment d'inquiétude s'évanouit dans l'indifférence de la nuit.

- Je ne peux que pressentir les troubles et fureter pour savoir d'où ils viennent.

Alors que les mots franchissaient ses lèvres, l'elfe vit la buée de son souffle s'en échapper. Un froid subit la mordit alors que le sol se déformait sous ses pieds, vomissant une gelée rose. Voilà que cela recommençait...

- Plus la peine de chercher...

L'elfe eut une brutale envie de se frapper le visage du plat de la main avec une lassitude millénaire. Tout était, à nouveau, en train de dégénérer. De la gelée rose, un urgal rendu fou furieux par la promiscuité, l'odeur de sang et d'alcool, un jeger en chasse... Elle avait le don d'attirer les cocktails les plus explosifs et d'être au milieu de l'explosion. Elle eut un sourire amer. Il lui semblait qu'elle portait le chaos autour d'elle, comme d'autres portent un parfum entêtant, et elle ne pouvait pas y résister. Elle était assez réaliste pour sentir tout son corps se tendre de désir d'intervenir, elle sentait sur ses papilles le goût de la compassion et du risque. Elle savait qu'elle n'allait pas pouvoir se retenir d'intervenir plus de quelques secondes. Elle avait toujours eu la passion pour les chatons perdus, même quand ceux-ci tenaient plus d'un colosse aux larges cornes pris d'une folie meurtrière.

Elle fit un sourire désolé à son cavalier, lui grimaça ce qui tenait lui d'excuses et l'entraina à sa suite. Elle se glissa dans la foule, à contre-courant, esquivant rapidement les corps qui se bousculaient. Elle sentait l'adrénaline courir à flot dans ses veines et la faire revivre. L'odeur du sang devenait plus profonde, stimulante, écoeurante. Ce soir, il lui semblait être revenu dans une fête elfique, enivrée de magie, de danger et une profonde envie de danser et de rire lui tordit le ventre.

Elle s'approcha de l'urgal sans un bruit et planta son regard dans le sien. Lâchant enfin la main de son cavalier, elle esquiva la patte qui se tendait vers elle, gênée un instant par son corps massif dont elle n'avait pas l'habitude. Presque entièrement cachée par la cape, comme tirée et serrée, elle se glissa tout contre la bête, d'un coup de hanche, le nez presque serré contre son torse. Elle se renversa en arrière, laissant son bras courir le long de l'autre bras musculeux jusqu'à ce que sa main vienne se glisser dans la poigne gigantesque. Elle releva la tête.

- Tu danses ?

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